"Ghetto" d'esclaves : le récit d'un migrant malien passé par l'enfer libyen

Par kibaru

Comme beaucoup de migrants, Issa* a été réduit à l’état d’esclave en Libye. L’adolescent, rescapé de l'enfer, est aujourd’hui en France. Brisé moralement et physiquement, il a tenu à dénoncer le trafic d’êtres humains. Il explique comment le réseau fonctionne.

Le Niger est en effet le passage obligé pour les migrants subsahariens qui veulent traverser le Sahara en direction de l'Europe. À Agadez, dernière grande ville au nord du Niger et plaque tournante du trafic d'êtres humains, les passeurs promettent aux migrants de les amener sur les plages méditerranéennes en vue d'une traversée. En réalité, ils les déposent en Libye, chez des trafiquants à qui ils ont été préalablement vendus. "Quand vous êtes à Agadez, des passeurs viennent vous chercher dans des picks-up [pour traverser le désert] et vous ne réalisez pas encore ce qu’il va se passer. Quand vous réalisez, il est trop tard", répète-t-il.

Issa ne savait rien, ne se doutait de rien. A l’époque, fin 2016, les "migrants-esclaves" ne sont encore qu’une rumeur, persistante mais difficilement vérifiable. Quand il prend la route "pour trouver une vie meilleure en Europe", il se méfie des passeurs véreux, pas des esclavagistes. "Quand on entend ces rumeurs, on n’y croit pas vraiment. Comment voulez-vous qu’on se doute ? Vendre des humains, ça paraît tellement absurde".

La plupart de ses phrases sont entrecoupées de gémissements, à peine audibles, lâchés dans un souffle, qui témoignent d’une douleur physique encore intense. Issa a 16 ans. A peine adulte, le garçon malien, sans papiers, a son corps déjà couvert de cicatrices.

Assis sur son lit d’hôpital à la Pitié Salpêtrière à Paris, il parcourt du regard son corps abîmé et détaille ses blessures : "Là, on m’a brûlé avec des cigarettes", explique-t-il en montrant une cicatrice sur son avant-bras. "Là, on m’a torturé avec un taser", continue-t-il en montrant son épaule gauche. "Ici, j’ai reçu des coups de ‘piper’ [tuyaux]. Partout sur mes jambes. J’ai le genou très abîmé maintenant. J’ai dû mal à m’asseoir par terre". Issa aimerait bien pleurer "un peu", dit-il, mais les larmes ne sortent pas.

Alors Issa parle. Pas seulement de la torture, il parle du "réseau", des "mauvaises personnes" qui "vendent l’homme". "Je vous ai appelée parce qu’il est l’heure de se mettre en colère". L’adolescent, brisé moralement et physiquement, veut "dénoncer" les esclavagistes qui l’ont vendu pour quelques centaines de dollars. Et mettre en garde ceux tentés par le rêve européen.

"Une fois que vous décidez de partir, il est déjà trop tard, vous êtes déjà vendu quelque part, explique-t-il calmement. Le danger ne vient pas que de Libye. Il vient aussi du Niger".

Issa commence son chemin seul. "De Bamako, je suis allé à Arlit [au Niger]". En route, il rencontre deux Guinéens, qui seront eux aussi vendus comme esclaves. "Ils m’ont dit qu’ils connaissaient quelqu’un pour aller en Europe. Mais qu’il fallait aller à Agadez, que c’était le chemin le plus rapide pour se rendre en Libye. Ni eux, ni moi, ne nous sommes méfiés".

A Agadez, le trio rencontre le fameux passeur, prêt à leur faire traverser le désert du Ténéré. "On avait peur. On savait que les chauffeurs des pick-ups pouvaient nous laisser, comme ça, en plein désert, dans une chaleur assourdissante."

Aucun d’eux, en revanche, ne savait pas qu’il était une marchandise en cours de livraison.

Issa apporte de nombreuses précisions à son récit, jusqu’aux détails des vêtements, il se rappelle de mots échangés avec les trafiquants, de transactions… "Je me suis dit que je devais me souvenir de tout, qu’un jour, on devrait raconter ce qu’on a vu. On sait comment tout se passe parce qu’entre migrants, on se donne des nouvelles, on se prévient de certains dangers, on a échangé des noms, des informations".

Issa découvre que le système est rôdé. Le trafic, bien ficelé. Les passeurs chargés de repérer les migrants depuis le Niger sont appelés "coaxers" (ou "cooxers").

Ils travaillent pour le compte des esclavagistes, des chefs de réseaux, des Libyens "à la peau claire" principalement. Ces derniers s'offrent les services des "coaxers" pour attirer les futurs esclaves. "Les migrants africains ont davantage confiance en des passeurs à la peau noire. Ils se méfient moins", explique Issa. "Les Libyens font appel à ces intermédiaires pour nous rassurer, pour nous amadouer. Ce sont des coaxers ivoiriens, camerounais, guinéens… qui gèrent. Ce sont nos propres frères !"

Quand Issa arrive à Gatrone, la première ville libyenne dans le Sahara, il ne se doute toujours pas que son "propriétaire" l’attend. "Nous nous sommes reposés dans une maison, après 20 h de trajet. Nous devions aller ensuite vers Sabratah, puis traverser la Méditerranée. Tout à coup, un homme libyen est entré dans la maison. Ça s’est passé très vite. Le coaxer nous a désignés et lui a dit : ‘Sabah’".

La ville de Sabah, à 600 km de Tripoli, est tristement célèbre pour être un des centres névralgiques des trafics d’êtres humains. "Il y a eu de l’agitation, les gens ont commencé à protester, ils ont dit qu’ils avaient payé pour aller vers la mer, vers l’Europe. Mais des hommes armés nous ont frappés pour qu’on se taise. Le lendemain de cet incident, un camion est venu. Nous sommes partis vers un ‘ghetto’".

Issa continue de nous familiariser au vocabulaire adéquat. Les "ghettos" sont des prisons "au milieu de la ville, au milieu des habitations" où s’entassent des centaines d’esclaves. C'est à partir de ces sinistres lieux que les travaux forcés/reventes/prêts d'esclaves sont organisés. C'est aussi là qu'ont lieu les séances de tortures.

Selon plusieurs témoins, la Libye compterait des dizaines de ‘ghettos’. Chacun a sa réputation. "Faut prier Dieu que tu sois vendu dans le ghetto de Sabah ou Zaouïra. Pas dans celui de Bani Walid ou Misrata", confie Issa.

Pour Sakeh*, un autre migrant camerounais à peine plus âgé que Issa, c’est le ghetto de Gatrone, surnommé "VIP ghetto", qui est le plus dangereux. "Là-bas, tu ne peux pas avoir de l’aide. Le ghetto est au milieu de la ville, et pourtant personne ne viendra t’aider", continue le jeune migrant, joint par téléphone et aujourd’hui coincé en Algérie. Issa et Sakeh ne se connaissent pas, mais ils passeront tous les deux par le ghetto de Sabah. Les mêmes détails, les mêmes informations jalonnent leurs récits respectifs.

En 29 jours de captivité à Sabah, Issa tombera à 45 kilos. Là-bas, les prisonniers sont privés de parole, de nourriture, d’eau, de médicaments. "Il faut être en bonne santé. Les gens qui y entrent malades meurent en moins d’une semaine…" Issa se souvient avoir croisé un homme dont le pantalon était tâché de sang. "Il venait d’arriver, il réclamait des médicaments. Il avait du sang dans ses selles. Mais ils ne l’ont pas soigné. Quelques jours après, je l’ai vu dans un sac plastique, je l’ai reconnu parce qu’il portait le même pantalon."

Dans le camp, tout se négocie avec les "ghetto boss". Ce sont les "kapos" des lieux, ils sont eux aussi esclaves mais ils sont recrutés pour persécuter les autres. Sakeh explique qu'ils sont nombreux : certains gèrent les toilettes, d'autres sont là simplement pour frapper. "Les ghetto boss, ils font ce boulot pour éviter les coups et avoir les faveurs de l’Arabe", assure Issa.

"L’Arabe" en question est le chef des lieux, un certain Ali, l’homme qui dirige tout et qu’on ne voit presque jamais. "On raconte beaucoup de choses sur lui, les ghetto boss nous ont dit que son frère était un des gardes du corps de [Mouammar] Kadhafi", confie Sakeh. "Il boitait", se rappelle à son tour Issa. "Il ne nous frappait pas. Il ne nous parlait pas. Il donnait les ordres aux ghetto boss. De toute façon, les Libyens frappent peu, en règle générale. Il vaut mieux se faire taper pas des Africains. Les Libyens, s’ils te tapent, ils te tuent".

Fragile, chétif, Issa attire la pitié de l’un des kapos, "Aubin". Et arrive à devenir son "protégé". "Ce ghetto boss a été gentil avec moi", confie-t-il, presque reconnaissant. "Il me donnait un peu de nourriture. Il me frappait moins que les autres. Quand je sortais [pour aller travailler], on savait qu’on ne pouvait pas m’enlever et me revendre. Ça arrive parfois : tu te fait kidnapper par un autre trafiquant qui te revend un peu plus loin. Moi, J’étais ‘le petit d’Aubin’, j'étais protégé".

Deux autres surveillants, "un Béninois et un Togolais" n’ont, eux, pas fait preuve de mansuétude. "Ces deux ghetto boss, ils sont là pour torturer. Ils t’attachent et te frappent les paumes, les plantes des pieds et l’arrière des cuisses". Les cris n’alarment pas les voisins, dans les immeubles alentour. "Parfois, tu levais la tête et tu voyais des gens au balcon de leur maison. Ils te regardaient te faire frapper". Sakeh, le Camerounais se rappelle, lui aussi : "Pour pas que les voisins les voient, ils attendaient la nuit pour emmener les corps dans le désert et s’en débarrasser".

Issa, sans famille, ne peut payer son affranchissement. Il doit travailler. Les "ghettos" fournissent de la main d’œuvre corvéable à merci. "Si tu es costaud, tu vas dans les champs, tu peux aussi être ‘prêté’ pour voler du fer, ça vaut de l’or en Libye. Moi, j’étais maigre, j’ai fait des travaux de maçonnerie, c’était moins physique."

Loin d'un système anarchique, les "ghettos" suivent une logique administrative. Chaque esclave est fiché : nom, âge, nationalité. Tout est inscrit dans un cahier. Les sorties, les "prêts", les décès sont notés. "Parfois, le matin, il y avait un 'appel', un 'contrôle'. L'Arabe venait. Quand il vient, c'est pas bon", se remémore Issa. "Tout le monde est rassemblé dans une même pièce. On vous appelle un par un. On regarde combien vous valez dans le cahier. Si votre famille a donné de l'argent, même un peu, il ne se passe rien. Si vous n'avez pas payé, ils vous frappent devant tout le monde. L'Arabe n'a pas beaucoup de force. Mais parfois, il prend un taser, et il vous demande de tirer la langue. Vous recevez une décharge électrique sur la langue".

En janvier 2017, Issa réussira à profiter d’un moment d’inattention de ses geôliers pour fuir. "J’étais en train de travailler à l’extérieur du ghetto. Pendant une minute, je fus seul. J’ai couru, couru, couru". Les "ghetto boss" ne se lancent pas à sa recherche. Peut-être la main d’œuvre est-elle si nombreuse, qu’un esclave en fuite ne mérite ni mobilisation ni recherche. Issa se réfugie dans un autre quartier de Sabah, chez un "coaxer" en qui "il a confiance". Son nom est Alassane.

"Il ne m’a pas dénoncé. Il m’a gardé. Il m’a fallu six mois pour me remettre", confie-t-il. Le passeur le remet sur pieds - dans un but pécuniaire. Une fois rétabli, Issa peut à nouveau travailler pour payer au "coaxer" la suite de son périple vers l’Europe.

Pourquoi ne pas avoir fui hors de Sabah ? La question étonne Issa. "Fuir ? Mais fuir où ? Si tu sors, n’importe qui peut t’attraper et te vendre", rappelle-t-il. "Ta liberté, tu la gagnes en te fidélisant à un coaxer. Il faut trouver un passeur fiable. Ta survie dépend de son réseau et de son efficacité à te protéger. Moi, avant d'atteindre Sabratah, j’étais la ‘marchandise’ d’Alassane. Et c’était bien, parce qu’on ne touche pas à sa marchandise".

Issa a été envoyé à Sabratah puis a réussi quelques semaines plus tard à traverser la Méditerranée avant d’être récupéré par les garde-côtes italiens. Il est aujourd’hui hospitalisé en France. Il souhaite demander l’asile.

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