Une affaire d’État : l’acharnement continue contre la famille Traoré

Par kibaru

Face à la multiplication des «affaires», et au maintien en détention de Bagui et Yacouba Traoré (Cheikne pourrait les rejoindre après son procès prévu au printemps), des intellectuels, syndicalistes, politiques, et des collectifs ont rédigé un texte de soutien à la famille Traoré dans lequel ils dénoncent une «affaire d'Etat».

Le 19 juillet 2016, Adama Traoré est mort par asphyxie lors de son interpellation, après avoir subi un plaquage ventral, écrasé par trois gendarmes, et pour n’avoir reçu ensuite aucune assistance médicale. Les faits sont prouvés, mais les militaires responsables ne sont toujours pas mis en examen dix-huit mois plus tard. Six de leurs collègues ont même été décorés, début novembre, pour leur attitude le soir de la mort d’Adama. En revanche, les condamnations et les tentatives d’intimidation s’accumulent contre les membres de sa famille.

Fin novembre 2016, nous avions signé le texte « Un intolérable acharnement contre la famille Traoré », pour dénoncer ce qui constituait déjà une deuxième phase de cette tentative brutale et institutionnelle de réduire au silence une famille qui demandait la vérité et la justice. Dès l’été précédent en effet, s’abattaient les mensonges du procureur de Pontoise Yves Jannier, qui affirmait en dehors de toute expertise que Adama était mort d'une infection et laissait entendre qu'il aurait été toxicomane et alcoolique. Le contraire a été prouvé par une contre-expertise rendue publique le 22 juin dernier, Yves Jannier muté, et l’affaire dépaysée au parquet de Paris.

Il y a un an s’ouvrait donc une deuxième étape, qui depuis ne cesse de s’approfondir et de s’étendre : celle de la criminalisation des membres de la famille Traoré et du comité de soutien, qui luttent pour la mémoire de leur fils, frère et ami.

Le 17 novembre, la maire de Beaumont-sur-Oise, Nathalie Groux, convoquait un conseil municipal pour soumettre au vote l’adoption d’un financement destiné à couvrir les frais de la procédure judiciaire qu’elle comptait lancer contre la sœur d’Adama, Assa Traoré, pour diffamation. Cette dernière avait dénoncé, lors d’une émission télévisée, le fait que « la maire ait choisi son camp », celui des gendarmes. Il faut dire, que non seulement cette dernière n’avait pas présenté ses condoléances à la famille, mais avait en outre relayé sur Facebook, le 13 novembre, un appel aux « habitants de souche » à s'armer pour venir en aide aux policie.ère.s…

Ce soir-là, la police municipale entourait la mairie et empêchait la famille et les habitant.e.s, rassemblé.e.s, d’accéder à la réunion. L’opposition, au bout de quelques minutes, décidait de quitter ce conseil qui ne respectait pas les règles de publicité nécessaires. Un jet de gaz lacrymogène, dont l’auteure, une policière municipale, expliquera au procès n’avoir pas maitrisé son aérosol, déclenchait des tensions et provoquait la dispersion du rassemblement. Plus tard dans la soirée, plusieurs équipes de la gendarmerie mènaient une expédition punitive à Boyenval, le quartier où vit la famille Traoré, chargeant les habitant.e.s qui étaient resté.e.s en bas des immeubles pour discuter.

C’est le 23 novembre que Bagui Traoré, 25 ans, et Youssouf Traoré, 19 ans, étaient interpellés spectaculairement au petit matin (le premier à l’arrivée sur son lieu de travail, le second chez lui), puis placés en détention provisoire jusqu’à leur procès prévu le 14 décembre. Ces deux frères de Adama étaient en fait accusés par six policie.ère.rs municipaux de l’intégralité des plaintes qu’ils et elles avaient initialement déposées contre X après la dispersion du 17 novembre. Le procès a démontré finalement que les deux blessures subies par les forces de l’ordre ce soir-là avaient été auto-infligées : un premier policier a reçu une partie du gaz issu de l’activation malheureuse de l’aérosol, un autre s’est fait mordre par son chien. Il reposait, aussi, sur l’hypothèse que les frères Traoré possèderaient un don d’ubiquité. En effet, l’ensemble des accusations d’injures et de violences étaient simultanées, mais provenaient de policie.ère.s qui étaient éloigné.e.s les uns des autres. La farce conduisait tout de même à une condamnation des deux frères d’Adama : Youssouf à du sursis, mais Bagui à huit mois de prison ferme (devenus dix-sept mois du fait d’une peine précédente), et à une forte amende.

Le 15 mars 2017, c’était au tour de Yacouba Traoré, le second frère cadet de Adama, d’être envoyé en prison. Deux jours plus tôt, la même enquête avait conduit aux interpellations savamment mises en scène de Youssouf et Cheikne, quatrième frère de Adama, à six heures du matin, l’un par une équipe de gendarmes en civil et cagoulé.e.s dans le bus par lequel il se rendait au travail, devant des habitants terrorisés, l’autre à son domicile devant sa compagne et son bébé. Tous deux ont été relâchés après avoir été entendus, mais Yacouba a écopé de dix-huit mois de prison ferme pour un coup de poing donné à un ancien co-détenu d’Adama qui s’était répandu en diffamation contre ce dernier. Aucune contextualisation, aucune circonstance atténuante n’était retenue, Yacouba est le troisième Traoré en quelques mois à perdre son emploi pour cause de prison, dans une affaire directement liée au déni de justice dont est victime la famille. Avec lui, le jeune rappeur Dooums, ami proche de Adama et membre du comité de soutien, était condamné à quinze mois fermes, pour la même affaire.

La criminalisation ne s’est pas arrêtée là. D’une part, Cheikne Traoré a été la cible fin juin d’une plainte pour « outrage à personne dépositaire de l’autorité publique » déposée par Nathalie Groux. Il sera jugé en avril prochain. D’autre part, Yacouba et Bagui ont été visés par de nouvelles (et très graves) accusations, qui pourraient se transformer en des peines cette fois de très longue durée.

Yacouba, d’abord, a été sorti de sa cellule le 19 juin et placé en garde à vue. On lui a alors appris qu’il était désormais poursuivi pour de prétendues violences contre les forces de l’ordre... le 19 juillet 2016. En réalité, il a mis son pied dans la porte de la gendarmerie, quand, alors que Adama était mort depuis près de deux heures déjà, on continuait à lui faire croire – ainsi qu’à sa mère – que tout allait bien. Le procès concernant cette nouvelle « affaire » se tiendra également en avril prochain. Mais, depuis deux semaines, il y a encore autre chose : le jeune homme de vingt ans est désormais accusé d’être responsable de l’incendie du bus qui a brûlé le 23 novembre 2016 à Boyenval, quand la nouvelle de l’arrestation de Bagui et Youssouf s’était répandue dans le quartier. On l’accuse également d’être responsable de la blessure légère du conducteur. Le tout sans preuve, ne serait-ce que de sa présence sur les lieux.

Bagui a aussi été amené en garde à vue depuis sa prison, cette fois en juillet dernier. Le nouveau dossier ouvert contre lui ne repose sur rien de moins que l’accusation de tentative d’assassinat contre des gendarmes dans le cadre des nuits de révolte qui ont suivi l’annonce de la mort de Adama. Le procès aura lieu dans les mois qui viennent. Il s’appuie sur un procédé qui rappelle de manière troublante celui employé à Villiers-le-Bel en 2007, quand Moushin Sehhouli et Laramy Samoura avaient été renversés et tués par un équipage de police en voiture. Face aux émeutes qui avaient suivi, le procureur en avait appelé à des témoignages anonymes et rémunérés, qui avaient abouti à l’incarcération de Abderrahmane et Adama Kamara, engagés dans la contestation et accusés sans preuve d’avoir tiré sur des policiers, respectivement à quinze et douze ans de prison ferme.

Un an et demi après le décès de Adama Traoré, ceux qui l’ont asphyxié ne sont donc toujours pas jugés, ni condamnés. En revanche, deux frères de la victime sont sous les barreaux, et trois nouveaux procès se préparent, chaque fois pour des accusations liées aux suites directes des mensonges et injustices concernant ce meurtre. La famille Traoré fait face également à des milliers d’euros d’amende.

Le plaquage ventral, responsable de trop nombreuses morts (dont celle de Lamine Dieng, écrasé par sept policiers et pour laquelle la cour de cassation a confirmé le non-lieu le 28 juin dernier), est toujours une technique enseignée et pratiquée au quotidien par les forces de l’ordre.

A l’heure où des responsables politiques de premier plan veulent criminaliser le recours à la notion de « racisme d’État », que dire de l’affaire Traoré ? Face à un tel acharnement, et à la collusion d’institutions aussi diverses dans la brutalité et le déni de justice – forces de l’ordre, parquet, municipalité, Ministère de l’Intérieur –, qui oserait encore parler d’une conjonction hasardeuse ou d’un malentendu ? Quand, comme l’a montré le Défenseur des droits dans une étude publiée en janvier dernier, les jeunes hommes « perçus comme noirs ou arabes » ont « une probabilité 20 fois plus élevée que les autres d'être contrôlés », quand la quasi-totalité des tués par la police sont ciblés par le racisme, qui dira que ce qui arrive à la famille Traoré est sans lien avec son statut de famille populaire, issue de l’immigration postcoloniale ?

Pour nous, l’affaire Traoré est une affaire d’État.

En ne restant pas à la place qui leur est assignée, en demandant la vérité et la justice, les Traoré ont suscité une réaction qui met en lumière une violence fondatrice, mais quotidienne, dans la société française contemporaine. Une violence omniprésente, mais historique. Ce qui adviendra à la famille Traoré est désormais directement lié au devenir de cette violence elle-même, et donc de notre société. Voilà pourquoi, face à cet acharnement, nous affirmons pour notre part un soutien inconditionnel à la famille Traoré. Voilà pourquoi, avec elle et le Comité Justice et vérité pour Adama, nous appelons chacune et chacun à exprimer sa solidarité dans les semaines et les mois qui viennent, jusqu’au bout.

mediapart