En 1990, le célèbre photographe immortalisait avec son Leica, dans le désert du Nord du Mali, un rebelle touareg devenu aujourd'hui le djihadiste le plus recherché du Sahel, Iyad Ag Ghali. Il nous raconte cette rencontre.
En 1990, Raymond Depardon prend une série de photos de rebelles touaregs en plein désert dans le nord du Mali. Il photographie notamment Iyad Ag Ghali, un jeune trentenaire alors chef de la rébellion, qui dirige désormais une fédération de mouvements djihadistes dans le Sahel, le Groupe pour le soutien de l'islam et des musulmans (GSIM), et que les militaires français traquent dans les sables (lire notre enquête sur Iyad Ag Ghali parue dans l'Obs de cette semaine). Voici le souvenir que le photographe a gardé de cette rencontre.
Comment êtes-vous parvenu jusqu'à lui ?
C'était après le tournage de "la Captive du désert". Ce front de libération des Touaregs, qui prenait de l'importance, me tracassait. Les Touaregs sont sur plusieurs pays : l'Algérie, le Niger, le Mali… Mais au Mali, dans cette partie nord du pays qui a été abandonnée par la capitale du sud, comme d'ailleurs dans d'autres pays de la région, cela s'est toujours mal passé. A l'indépendance, déjà, il y avait eu une répression sanglante. Je me demandais pourquoi. Je connaissais mieux le Tchad. J'ai connu Goukouni Weddeye et Hissène Habré, qui étaient deux leaders un peu semblables à Iyad Ag Ghali à l'époque. Jeunes, dynamiques. J'avais donc fait une demande pour pouvoir photographier cette nouvelle rébellion.
Je suis passé par Alger. Puis j'ai repris l'avion pour Tamanrasset [dans le sud de l'Algérie, NDLR]. Et je suis enfin arrivé à Tinzaouaten [à la frontière avec le Mali, NDLR]. On a passé, comme une lettre à la Poste, plusieurs barrages tenus par l'armée algérienne, jusqu'à la frontière malienne. Moi qui ai déjà fait des séjours dans les prisons algériennes, je sais qu'elles ne sont pas commodes, j'ai été surpris qu'on ne me pose pas de questions.
Une fois arrivé à la frontière, j'ai attendu plusieurs jours avant d'aller du côté malien. Là, j'ai vu les conséquences des représailles de l'armée malienne : il y avait des chameaux tués, j'ai vu quelques cadavres, et puis, j'ai enfin aperçu les combattants touaregs. Ils étaient à moins de 20 km de la frontière malienne.
Comment s'est passée votre rencontre avec Iyad Ag Ghali ?
Ce qui m'a tout de suite étonné, c'était qu'il y avait des chanteurs parmi les combattants (ce sont ceux qui ont fondé le groupe de musique Tinariwen). Ils étaient sur leur campement, ils jouaient de la guitare, tous en groupe. J'avais une petite caméra et je les ai filmés. C'était magnifique ce qu'ils chantaient. J'étais venu avec l'idée de rencontrer des guerriers. Je suis tombé sur des rockers du désert !
Et puis, il y avait ce jeune garçon très beau, avec son turban et son treillis, qui m'intriguait, assis à l'écart, au pied d'un mur, avec deux trois potes à lui sur un tapis. On m'a dit que c'était lui leur chef, Iyad Ag Ghali. Il était réservé, presque timide. Il parlait bien français, mais ne m'a posé aucune question. Bizarrement, il ne m'a pas demandé qui j'étais, d'où je venais, pourquoi j'étais là. Je n'ai pas vraiment eu d'échange avec lui à part quelques banalités. Mais avec sa garde rapprochée, il échangeait beaucoup, en tamacheq, la langue des Touaregs. Et soudain, je me suis approché à 1,20 mètre de lui, j'étais en grand angle, j'avais mon 21 Leica qui me porte chance, celui avec lequel j'ai photographié Mandela, Hissène Habré, Giscard d'Estaing, François Hollande. Il faut être très près. J'aime bien ces photos où on a l'impression d'être avec celui qui est photographié. Je n'ai pas fait beaucoup de photos. Ce jeune Touareg dégageait quelque chose d'un petit peu sur la réserve, comme s'il était dans ses pensées. Jamais je n'aurais pu imaginer que je photographiais ce jour-là le futur ennemi de la France.
Il ne m'a pas paru fanatique à cette époque là. Il y avait une atmosphère assez cool. Ils priaient mais très discrètement, à la tombée de la nuit. L'ambiance n'était pas très religieuse. Tout le monde était gentil, attentif. Moi qui venais du Tchad, je les ai trouvés plus francophones, plus urbains aussi, dans la façon dont ils portaient leurs treillis et leurs boubous (pas aussi courts que les Tchadiens), dans la variété de leurs turbans kakis, noirs… C'était une armée qui m'a paru un peu amatrice.
Ils avaient quand même arrêté un homme, ils l'avaient sorti d'un ancien fort colonial où ils le retenaient prisonnier, et l'avaient placé contre un mur pour l'exécuter devant moi. C'était, disaient-ils, un traître, quelqu'un qui avait collaboré avec l'armée malienne. Ils lui avaient bandé les yeux. Mais ils ne l'ont pas fusillé, heureusement.
Vous êtes resté longtemps avec eux ?
Je suis resté une quinzaine de jours. Les campements étaient très éparpillés. Il devait y avoir une centaine d'hommes dispersés. Il y a en avait 10 là, 10 plus loin, et 10 encore ailleurs. On a pas mal bougé dans cette zone frontalière sur des distances très courtes, peut-être 20-30 km à l'intérieur, et on a beaucoup attendu, surtout. C'était plat, aucune colline, aucun endroit pour se cacher, à part quelques forts coloniaux. Ma hantise, c'était qu'en cas de contre-attaque – même si je savais bien que l'armée malienne n'allait pas contre-attaquer, car elle était sans doute morte de peur – on était à découvert.
Une fois, on s'est retrouvé devant des dromadaires morts, tués par l'armée malienne. C'est choquant pour les Touaregs. Mais Iyad Ag Ghali n'a rien dit, les autres non plus. Ce sont des gens très intériorisés, ils ne manifestent pas leur désaccord. Il y avait des populations civiles avec eux, mal en point. Ça se voyait sur leurs visages, j'ai fait des photos de Touaregs très en colère. Les combattants les nourrissaient. Tout passait par l'Algérie qui paraissait complice.
Sur le chemin du retour, j'ai eu peur de me faire piquer mes films en retournant sur Alger ou de me retrouver dans un commissariat où on me demanderait : "Qu'est-ce que vous avez fait là-bas ?" Mais je suis reparti sans problème. J'ai eu une sensation assez étrange à la sortie de ce voyage. Je n'étais pas totalement convaincu par leur lutte. Pas comme je l'avais été au Tchad.
Aujourd'hui, c'est étrange de réaliser que ce sont cet homme et certains de ses compagnons d'armes qui nous interdisent le désert. C'est triste. Je suis un photographe né dans la décolonisation, qui n'a pas cessé de parcourir le Sahel et de témoigner de la vie de ses populations. J'ai commencé à faire des photos en 1960, à Alger, à 18 ans. Et maintenant, toute cette partie du monde nous est fermée.
Propos recueillis par Sarah Halifa-Legrand (nouvelobs)