Pour la première fois depuis dix ans, l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) a publié des estimations sur les produits médicaux de qualité inférieure, faux, faussement étiquetés, falsifiés ou contrefaits dans les pays à revenu faible et intermédiaire, ainsi que leurs conséquences sociales.
La publication de ces rapports ne doit rien au hasard.
Sur la base d'estimations [1] portant sur 10% de médicaments de qualité inférieure ou falsifiés, un exercice de modélisation mis au point par l'Université d'Edimbourg estime que 72.000 à 169.000 enfants meurent chaque année de pneumonie due à des antibiotiques de qualité inférieure ou falsifiés.
Un deuxième modèle [2] de l'École d'hygiène et de médecine tropicale de Londres estime que 116.000 décès supplémentaires dus au paludisme pourraient être causés chaque année par des antipaludéens de qualité inférieure ou falsifiés en Afrique subsaharienne, avec un coût de US$38,5M (environ 21 milliards de Francs CFA) pour les patients et les fournisseurs de services de soins de santé, en raison de l'échec du traitement.
Après avoir examiné une centaine d'études portant sur plus de 48.000 médicaments, les experts ont découvert qu'un médicament sur dix dans les pays pauvres était faux [3] ; 65% de ces faux médicaments sont destinés à traiter le paludisme et les infections bactériennes, endémiques dans les pays d'Afrique sub-saharienne.
Les médicaments de qualité inférieure sont de plus en plus répandus, avertit l'OMS, qui appelle les gouvernements à prendre des mesures urgentes pour s'attaquer au problème.
"Les médicaments de qualité inférieure ou falsifiés touchent particulièrement les communautés les plus vulnérables", a déclaré Tedros Adhanom Ghebreyesus, directeur général de l'OMS, lors du lancement du Rapport mondial sur la surveillance et le suivi et de l'Etude sur l'impact sur la santé publique et les conséquences socio-économiques.
"Ces produits ne font que prolonger la maladie, gaspiller de l'argent et éroder l'espoir. Au pire, ils tuent, causent de sérieux dégâts et attisent les flammes de la pharmacorésistance", a souligné Tedros Adhanom Ghebreyesus.
Selon les deux rapports de l'OMS [4], les antipaludéens et les antibiotiques sont les produits de qualité inférieure ou falsifiés les plus courants. D'autres vont du traitement du cancer à la contraception.
"Les médicaments non conformes ou falsifiés ont non seulement un impact tragique sur les patients et leurs familles, mais ils constituent également une menace pour la lutte contre la résistance aux antimicrobiens, aggravant la tendance inquiétante des médicaments qui perdent leur pouvoir thérapeutique", a pour sa part estimé Mariângela Simão, sous-directrice générale de l'OMS pour l'accès aux médicaments, vaccins et produits pharmaceutiques.
Sanctuaire du faux
Les médicaments non conformes aux normes sont des médicaments qui n'ont pas réussi à passer les tests de normes et de qualité.
Ils doivent être distingués des médicaments contrefaits (falsifiés) qui sont délibérément et frauduleusement mal étiquetés.
Selon les experts, même si ces deux catégories de médicaments ont ceci de commun qu'ils sont nuisibles pour la santé, leur éradication nécessite des solutions différentes.
Les médicaments de qualité inférieure ou contrefaits sont un problème répandu dans les pays à faible revenu et à revenu intermédiaire de la tranche inférieure, notamment ceux d'Afrique.
Suzanne Hill, directrice du Département des médicaments essentiels et des produits de santé de l'OMS, a déclaré à SciDev.Net que l'organisation travaille essentiellement sur deux fronts.
D'une part, "elle met beaucoup de compétences au service des autorités de réglementation afin de mieux surveiller la qualité des médicaments circulant sur les marchés et forme les États membres sur les meilleures techniques et pratiques pour prévenir, détecter et résoudre le problème."
Jusqu'à présent, 30 pays ont été entièrement formés.
D'autre part, poursuit la responsable onusienne, l'OMS a mis en place un système mondial de surveillance et de suivi, une base de données accessible à tous les États membres qui, au bout de cinq ans, a reçu des rapports sur des centaines de produits médicaux non conformes aux normes ou falsifiés. Sur la base de ces rapports, l'OMS publie des alertes mondiales sur les produits à risque.
Pour comprendre l'ampleur du problème, il convient d'analyser quelques chiffres clés.
Au Nigeria, sur dix médicaments vendus en 2010, six ne seraient pas homologués [5]. Toutefois, dans un document officiel publié en 2017, le régulateur, la NAFDAC (National Agency for Food and Drug Administration and Control) note que des études menées par ses services à partir de 2012 montrent que l'incidence des médicaments contrefaits est passée de 40% en 2001 à environ 6% en 2012. [6]
En Guinée, 60 % des médicaments commercialisés dans les officines seraient issus de la contrefaçon [5].
Au Kenya, une récente étude de la Kenya Association of Pharmaceutical Industry (Kapi) et de l'école de pharmacie de l'Université de Nairobi (UoN) a montré que 8% des médicaments achetés en pharmacie échappent à la vigilance des instances de régulation. [7]
A l'échelle du continent, l'Organisation mondiale des douanes (OMD) et l'Institut International de Recherche Anti-Contrefaçon de Médicaments (IRACM) ont révélé en janvier 2017 [8] les résultats de l'opération ACIM (Action against Counterfeit and Illicit Medicines).
Dans l'ensemble, près de 129 millions d'unités de tous les types de marchandises ont été interceptées. Les produits de santé illicites et/ou contrefaits représentent près de 98% des unités interceptées.
L'enquête de l'OMS et la plupart des enquêtes précédentes révèlent ainsi qu'un médicament sur dix vendu dans le monde est faux et ce chiffre peut atteindre 6 sur 10 dans certains pays.
En Côte d'Ivoire, par exemple, où la question est endémique, le président de l'Ordre des Pharmaciens, Charles Boguifo, a déclaré dans une interview à SciDev.Net que "les médicaments falsifiés représentent 30 à 35% du marché".
Dans ce pays, le marché de la contrefaçon est tellement florissant qu'il a poussé les autorités à organiser une descente policière dans le quartier d'Adjamé, où un marché public, Roxy, est considéré comme le sanctuaire du faux médicament.
L'opération policière a permis, au mois d'octobre 2017, de détruire des milliers de produits médicaux contrefaits.
Dans une interview à SciDev.Net, la ministre ivoirienne de la Santé, Raymonde Goudou Coffie, avait du reste promis que le marché Roxy d'Adjamé, serait fermé "avant la fin de l'année."
Parmi les produits de santé, 113 millions de médicaments ont été saisis (dont 247 900 produits vétérinaires), 13 millions de suppléments de santé, 5 000 dispositifs médicaux.
La plupart des médicaments découverts par les douaniers étaient des traitements essentiels : antipaludéens, anti-inflammatoires, antibiotiques, analgésiques, mais aussi 2 millions de doses de médicaments anti-cancéreux.
Les plus grandes interceptions ont eu lieu au Nigeria, au Bénin, au Kenya, au Togo et en Namibie, tandis que les envois interceptés provenaient de l'Inde (75%) ou de la Chine (25%).
A l'échelle mondiale, la plupart des indicateurs montrent une hausse constante de la criminalité liée aux médicaments.
Le Pharmaceutical Security Institute (PSI) [9] a collecté des données liées à la contrefaçon, aux détournements illégaux et autres vols de médicaments pendant quatorze années consécutives.
Les totaux annuels pour le compte des cinq dernières années sont montrés dans le graphique suivant.
Dans une interview avec SciDev.Net, Françoise Dorcier, coordinatrice du Programme Interpol sur les marchandises illicites et la santé mondiale, note que "l'objectif des criminels, c'est de générer de l'argent, qu'ils réinvestissent dans d'autres activités criminelles."
• 3 147 incidents de crimes pharmaceutiques enregistrés en 2016
• Les incidents ont augmenté de cinq pour cent (+5%) par rapport à 2015
• Ces incidents étaient à un niveau record
• Au cours des cinq dernières années, les incidents ont augmenté de 56% (+ 56%)
Il s'ensuit que, loin de reculer, le phénomène prend de l'ampleur, nourri à la base par une grande profitabilité.
Un eldorado
De fait, la Fédération internationale de l’industrie du médicament (International Federation of Pharmaceutical Manufacturers - IFPMA) a évalué que la contrefaçon d’un "blockbuster" (médicament générant un chiffre d’affaires de plus d’un milliard de dollars pour le laboratoire) peut générer un bénéfice de l’ordre de 500.000 dollars pour un investissement initial de 1.000 dollars, alors que la même somme de départ investie dans le trafic de fausse monnaie ou d’héroïne rapporterait 20.000 dollars et dans la contrefaçon de cigarettes, 43.000 dollars.
La contrefaçon de médicaments serait donc de 10 à 25 fois plus rentable que certains trafics de drogue.
Selon l'estimation [10] la plus répandue, fournie par le Center for Medicine in the Public Interest (CMPI), une ONG basée à New York, les médicaments falsifiés ont connu un chiffre d'affaires de 75 milliards de dollars américains (un peu plus de 41.000 milliards de FCFA) en 2010.
Ceci signifie que les revenus générés par le trafic de faux médicaments servent en fait à conforter diverses activités criminelles, soit dans la criminalité pharmaceutique, soit dans d'autres formes de criminalité, avec ou sans impact sur la santé.
Même si la tendance s'est depuis inversée, en 2011 encore, les médicaments figuraient en tête de la liste des produits contrefaits conservés par les douanes européennes (24% du total), devant les cigarettes [11].
Un autre chantier pour les stratèges de la lutte contre la distribution des médicaments contrefaits est l'Internet.
Pour démanteler les réseaux de trafiquants en ligne, diverses opérations sont menées au niveau national. Mais les experts estiment que compte tenu de la nature de ce type de trafic, seules des opérations d'envergure internationale sont susceptibles de porter des coups sévères aux trafiquants.
Ainsi, Interpol organise régulièrement des opérations ponctuelles, sous l'appellation de Pangea.
Il s'agit d'une semaine internationale d'action qui s'attaque à la vente en ligne de médicaments contrefaits et illicites et met en évidence les dangers de l'achat de médicaments en ligne.
Elle rassemble les douanes, les régulateurs de la santé, la police nationale et le secteur privé des pays du monde entier.
L'opération a pris beaucoup d'ampleur depuis son lancement, en 2008.
La dernière, Pangea X, menée au mois de septembre dernier, a ainsi conduit à 400 arrestations dans le monde et à la saisie de plus de 51 millions de dollars (un peu plus de 28 milliards de CFA) de médicaments potentiellement dangereux.
Elle a en outre débouché sur le lancement de 1.058 enquêtes, la fermeture de 3.584 sites Internet et la suspension de plus de 3.000 annonces en ligne pour des produits pharmaceutiques illicites. [12]
Enfin, sur le plan législatif, plusieurs experts s'accordent pour dire que les pays africains souffrent de l'absence d'un arsenal juridique de poids pour lutter contre la criminalité pharmaceutique.
Pour Françoise Dorcier d'Interpol, le problème actuel, dans la lutte contre les médicaments contrefaits, "c'est l'inadéquation des législations, ce qui rend difficile d'avoir une approche cohérente et générique au sein de la région."
Instrument essentiel de la lutte, la Convention Médicrime, qui n'a été ratifiée [13] à ce jour que par deux pays africains : le Burkina Faso et la Guinée.
scidev.net