Anne-Laure Kiechel analyse les enjeux des relances post-Covid en Afrique

Par kibaru

Après avoir dirigé les activités de conseil aux Etats de la banque Rothschild, Anne-Laure Kiechel a fondé il y a deux ans Global Sovereign Advisory. Depuis, cette spécialiste de la dette publique conseille plus de 20 chefs d’État et de gouvernement sur leur stratégie financière et également sur leur politique économique. Pour elle, la période actuelle, profondément troublée, crée une opportunité pour construire un nouveau modèle social, un nouveau projet de société. Son discours suscite un intérêt croissant chez de nombreux dirigeants africains. Elle a accepté de répondre aux questions de l’Agence Ecofin.

Agence Ecofin : Alors que le monde est tourné vers la difficile reprise post-Covid, quelles analyses faites-vous de la situation des finances publiques en Afrique, et quelles sont, selon vous, les marges de manœuvre pour les dirigeants de ce continent ?

Anne-Laure Kiechel : La situation des finances publiques en Afrique varie de manière significative d’un pays à l’autre. Toutefois, il est possible d’identifier plusieurs grandes tendances, qui ont débuté bien avant la période de la crise de la Covid-19.

La dette africaine a considérablement augmenté au cours de la dernière décennie, en ligne avec le fort développement du continent. Après une forte réduction de l’endettement de nombreux pays grâce à l’initiative d’allègement de la dette des pays les plus endettés (PPTE) dans les années 1990 et 2000, l’endettement public en Afrique subsaharienne est ainsi passé de 33% du PIB sur la période 2010-16 à 57% en 2020 (1).

Cette dette a également évolué dans sa composition, avec une part accrue de la dette non concessionnelle, par exemple auprès de créanciers privés et d’investisseurs obligataires. En 2000, la dette bilatérale et multilatérale (i.e. concessionnelle) représentait 87% de la dette extérieure publique totale des pays du continent, contre environ 50% en 2018. La dernière décennie a également vu l’émergence de nouveaux créanciers, dont la Chine et plus récemment la Turquie.

L’objectif affiché de cette nouvelle dette est essentiellement de financer des investissements – infrastructures, projets clés pour la souveraineté d’un pays comme par exemple la construction de centrales électriques. Toutefois, les besoins de financement et d’investissements en Afrique restent conséquents et trouver des financements à des coûts attractifs et aux durées adaptées avec la durée des projets qu’ils financent reste un des défis majeurs du continent africain. Il y a encore trop de défiance vis-à-vis des pays africains, dont les marges de crédit restent plus élevées que celles de pays d’autres continents possédant des notations équivalentes.

« Il y a encore trop de défiance vis-à-vis des pays africains, dont les marges de crédit restent plus élevées que celles de pays d’autres continents possédant des notations équivalentes.»

La capacité à lever des fonds sur du très long terme – pourtant nécessaire quand on finance des infrastructures – n’est pas encore aussi répandue et « facile » que dans d’autres parties du monde. Le défi principal de l’Afrique n’est pas d’être surendettée, mais d’être bien financée – i.e. pour un pays de pouvoir financer sa croissance de façon soutenable et pérenne, sans mettre en péril l’équilibre de ses finances ou d’avoir à faire des compromis avec sa souveraineté.

« Le défi principal de l’Afrique n’est pas d’être surendettée, mais d’être bien financée – i.e. pour un pays de pouvoir financer sa croissance de façon soutenable et pérenne, sans mettre en péril l’équilibre de ses finances ou d’avoir à faire des compromis avec sa souveraineté.»

On pourrait être tenté face à un espace budgétaire réduit et un endettement plus important de revoir ou ralentir certains des investissements prévus pré-crise. Si chaque investissement doit s’apprécier, crise ou pas, en fonction de sa pertinence, de sa rentabilité, et que des priorités doivent être formulées, il est particulièrement important pour les pays africains de maintenir les investissements indispensables et de négocier la sortie de crise sans faire de bond en arrière, ce qui risquerait d’annuler les efforts du passé.

Ainsi, un des défis majeurs des pays africains pour les prochaines années sera de maintenir des politiques budgétaires et d’endettement adaptées (par exemple en travaillant à l’élargissement de l’assiette fiscale), tout en mobilisant des financements à des taux soutenables en adéquation avec l’horizon des investissements. L’environnement de taux historiquement bas offre un contexte favorable. Des instruments innovants comme les émissions « sociales » ou encore ceux comportant des garanties partielles sont des éléments de réponse à ce défi et mériteraient d’être encore plus largement utilisés/institutionnalisés afin de devenir une vraie classe d’actifs.

Agence Ecofin : Dans les pays développés, notamment aux États-Unis et en Europe, les banques centrales sont montées au créneau, et ont injecté d’importantes quantités de monnaies au sein de leurs économies. Quelles sont les conséquences possibles de telles pratiques sur les pays plus fragiles, notamment ceux d’Afrique ? Quels conseils donneriez-vous aux banques centrales africaines en matière de gestion des réserves de change, dans un tel contexte de production massive de monnaie. Doivent-elles emboiter le pas et faire de même ? En ont-elles les capacités ?

Anne-Laure Kiechel : Les banques centrales des économies avancées ont fortement réagi, dès le début de la crise, afin de préserver leurs citoyens et leurs économies. Elles ont eu recours à des expansions massives de leurs bilans en déployant plusieurs types d'instruments. À titre d’exemples : renforcement de leurs programmes existants d’achats d’actifs, assouplissement des actifs éligibles en collatéral, structuration de nouveaux programmes… La BCE a ainsi mis en place un nouveau programme lui permettant d’inclure des titres publics notés « spéculatifs » et de différencier davantage ses achats par pays. D’autres banques centrales ont également fait le choix d’étendre leur soutien monétaire a des segments de marché plus risqués, en coordination avec les Trésors. Au Royaume-Uni par exemple, le Coronavirus Financing Facility (CCFF) permet à la Bank of England d’acheter pour le compte du Trésor britannique des papiers commerciaux sur le marché primaire. Des liquidités ont massivement été injectées dans les secteurs bancaires, en général en contrepartie de prêts à l’économie réelle. Des mesures de relaxation temporaire des exigences en capital ou en liquidité ont été décidées. Par ailleurs, la Réserve fédérale américaine a annoncé fin août un changement important de son cadre de politique monétaire, en adoptant l’objectif d’inflation moyenne, permettant ainsi à l’inflation de dépasser 2%.

Pour la première fois, et c’est une différence importante par rapport à la crise financière de 2008, plusieurs banques centrales de pays émergents ont elles aussi eu recours à des achats d'actifs avec l’objectif de stabiliser le fonctionnement des marchés locaux et d'y injecter des liquidités. Le cadre et l'ampleur de ces achats ne sont pas comparables à ceux des pays avancés, mais il s'agit là d'une évolution importante. Il n’est cependant pas certain qu’une telle politique soit soutenable sur le long-terme- Elle présente des risques (dévaluation excessive des monnaies, désencrage des anticipations d’inflation, monétisation des dettes...). Certains pays – la Turquie étant un des exemples – ont d’ores et déjà revu leur position i.e. durci leur politique monétaire.

« Toutefois, de nombreux pays ont eu recours à des ajustements de leur politique monétaire : baisse des taux d’intérêt (Zambie ou au Ghana), « injection de liquidités » dans le secteur bancaire (Angola), moratoires sur le paiement de prêts auprès des banques (Botswana). »

En Afrique subsaharienne, de nombreux pays ont mis en place des plans de riposte incluant des mesures budgétaires (malgré un espace budgétaire limité pour se faire) et monétaires (afin de « compenser » la contrainte budgétaire). Cependant, les mesures de politiques monétaires y sont habituellement moins puissantes que dans les économies avancées, en raison de mécanismes de transmission plus faibles. Toutefois, de nombreux pays ont eu recours à des ajustements de leur politique monétaire : baisse des taux d’intérêt (Zambie ou au Ghana), « injection de liquidités » dans le secteur bancaire (Angola), moratoires sur le paiement de prêts auprès des banques (Botswana). On peut s’attendre, pour ceux qui le peuvent, à davantage d’assouplissement monétaire, notamment parmi les pays avec un taux d’inflation limité.

La crise s’est aussi inévitablement traduite par une grande volatilité des flux de capitaux, notamment vers les pays émergents. La CNUCED fait ainsi état d’une chute mondiale des 49% des flux d’investissements directs étrangers dans le monde au premier semestre de 2020. Avec une contraction de 28%, l’Afrique fait toutefois preuve de résilience (ces 28% sont à mettre en regard avec une baisse de 75% en moyenne pour les pays avancés), une moyenne qui cache toutefois une grande disparité entre pays. L’Afrique du Nord est davantage touchée (-44%) que l’Afrique subsaharienne (-21%) ; différence qui s’explique partiellement par une plus grande exposition de l’Afrique subsaharienne à la Chine, qui a évité la seconde vague et d’ores et déjà renoue avec la croissance.

« L’Afrique du Nord est davantage touchée (-44%) que l’Afrique subsaharienne (-21%) ; différence qui s’explique partiellement par une plus grande exposition de l’Afrique subsaharienne à la Chine, qui a évité la seconde vague et d’ores et déjà renoue avec la croissance

À l’avenir et une fois les sujets sanitaires mieux maitrisés, les actions prises par les pays avancés, qu’elles soient sur le plan budgétaire ou monétaire, permettront de relancer la demande, ce qui sera indirectement favorable aux pays importateurs. Ainsi, l’Afrique qui, hors commerce intra-zone, exporte majoritairement vers l’Union Européenne (31% des exportations en 2019, d’après l’UNCTAD), la Chine (11%), l’Inde (8%) et les États-Unis (6%), devrait bénéficier des effets de mesures de soutien puis de relance de ces économies.

Agence Ecofin : Le monde entier subit les conséquences économiques du coronavirus. Dans ce contexte, l’Afrique, avec ses importantes ressources humaines et naturelles, pourrait constituer un relai de croissance bienvenu. Pourtant, les pays africains éprouvent de grandes difficultés à bénéficier des conditions favorables du marché international de la dette. Qu’est-ce qui explique ce désavantage du continent noir ?

Anne-Laure Kiechel : Les émetteurs africains sont pour la plupart des émetteurs « récents » alors que d’autres parties du monde ont historiquement fait plus largement et massivement appel aux marchés de capitaux.

Le nombre des émissions obligataires en Afrique subsaharienne n’a augmenté que depuis une dizaine d’années, et plus particulièrement depuis 2017, le Nigéria, l’Afrique du Sud, la Côte d’Ivoire, l’Angola, le Ghana, le Kenya et le Sénégal étant par exemple des émetteurs plus « fréquents ».

« Le nombre des émissions obligataires en Afrique subsaharienne n’a augmenté que depuis une dizaine d’années, et plus particulièrement depuis 2017, le Nigéria, l’Afrique du Sud, la Côte d’Ivoire, l’Angola, le Ghana, le Kenya et le Sénégal étant par exemple des émetteurs plus fréquents ».

Le Ghana a ainsi émis tous les ans depuis 2013, à l’exception de 2017. Le volume plus important d'émissions en Afrique est à relier avec une augmentation du nombre de pays du continent disposant d'une notation financière par une des trois principales agences de notation (S&P, Moody's, Fitch) – également une tendance des dernières années. Le Bénin et le Togo se sont par exemple dotés de notations financières publiques en 2018 et 2019.

Les projets d’émissions de pays africains en 2020 ont dû être considérablement revus. En Afrique subsaharienne, deux pays - le Gabon et le Ghana - ont été en mesure d’émettre sur les marchés internationaux en début d’année (en février pour le Gabon, en février puis en mars pour le Ghana). Aucun pays d’Afrique subsaharienne n’ayant émis sur les marchés internationaux entre avril et mi-novembre. En Afrique du Nord, seuls l’Égypte et le Maroc ont pu émettre pendant cette période avec une émission obligataire en mai, suivie d’une émission verte en octobre par l’Égypte et l’émission d’un Eurobond en septembre par le Maroc. Face à la crise, les spreads des obligations émises par les pays africains ont considérablement augmenté, notamment au mois de mars et avril, avant de se restabiliser. Une étude de Lang et al. (2020) explique une partie de cette stabilisation par les effets de la mise en place de l’Initiative de suspension du service de la dette par le G20 et le Club de Paris (ISSD), la réduction de la marge de crédit d’un pays étant d’autant plus importante que ce dernier fait face à des paiements de service de la dette importants sur la période de suspension.

Toutefois, les derniers développements sur les marchés internationaux sont positifs. L’opération de gestion de passif menée par le Côte d’Ivoire en novembre 2020 a démontré que les marchés étaient ouverts pour les crédits africains. En Afrique du Nord, le Maroc a émis un Eurobond en décembre, à hauteur de 3 milliards de dollars, plusieurs fois sursouscrit.

Agence Ecofin : Si on prend en compte les plus récentes prévisions du FMI et de la Banque Mondiale, la croissance mondiale devrait reculer de 4,4% en 2020. Sur la base du Produit Intérieur Brut Mondial de 2019, cela représente une perte de 3710 milliards $. Comment comprendre que les entreprises et les États se soient déjà endettés à plus de 12 500 milliards $ pour compenser ce manque à gagner ?

Anne-Laure Kiechel : Pour de nombreux États, la persistance de taux d’intérêt bas pendant de longues années a rendu l’endettement particulièrement attractif – relevant même de l’avantage compétitif. Même en l’absence de crise et de recul du produit intérieur brut mondial, de nombreux États auraient continué de s’endetter.

L’accélération de l’endettement générée par la crise était nécessaire pour répondre à l’urgence de la situation, pour financer les besoins immédiats et les mesures de soutien aux économies. Le processus de relance des économies, déjà largement amorcé dans les économies avancées, et dans une moindre mesure dans les économies émergentes et en développement, nécessitera davantage d’endettement et le recours à des financements innovants.

« La question centrale autour de la dette a moins trait à son montant qu’à son utilisation. Il est crucial de différencier la « bonne » et la « mauvaise » dette. »

La question centrale autour de la dette a moins trait à son montant qu’à son utilisation. Il est crucial de différencier la « bonne » et la « mauvaise » dette. Il importe aujourd’hui que cette nouvelle dette contractée contribue à faire face à la crise et à investir de manière productive pour les générations futures dans des secteurs clés, tels que l’éducation, la santé, la transition écologique (« la bonne » dette), et non pas à financer les dépenses courantes de fonctionnement des États (la « mauvaise » dette).

Agence Ecofin : Une opinion, largement partagée, estime que face à l’ampleur de la crise économique provoquée par la Covid-19, le moment est indiqué pour faire du FMI le banquier central du monde en dernier ressort. L’institution pourrait ainsi utiliser ses Droits de Tirage Spéciaux, comme moyen de réguler la situation financière internationale. Pensez-vous qu’une telle évolution serait une bonne chose ?

Anne-Laure Kiechel : Le FMI a joué un rôle significatif dans la gestion de la crise. L’institution a répondu présent par la mise en place de soutien financier de grande ampleur, déployant par exemple des financements d’urgence sans conditionnalité (Facilité de Crédit Rapide et Instrument de Financement Rapide). Toutes les régions du monde ont bénéficié de ces financements d’urgence et particulièrement l’Afrique subsaharienne où 32 pays ont bénéficié de ce type d’instruments.

« Toutes les régions du monde ont bénéficié de ces financements d’urgence et particulièrement l’Afrique subsaharienne où 32 pays ont bénéficié de ce type d’instruments. »

Le FMI dispose encore d’une importante capacité de financement, qui pourrait toutefois être accrue par l’utilisation des Droits de Tirages Spéciaux (DTS). Ces DTS peuvent contribuer à réduire la pression sur les réserves internationales des pays membres par plusieurs biais. Les pays membres peuvent conserver ces DTS comme réserves. Ils peuvent choisir de les convertir en devises pouvant être utilisées librement, notamment pour financer les importations, procéder au paiement de dettes, ou mener des interventions sur le marché des changes. Les DTS peuvent encore être directement utilisés afin de procéder aux paiements dus au FMI (notamment dans le cadre de programmes).

Très tôt au début de la crise, l’idée de l’utilisation de nouvelles allocations de Droits de Tirage Spéciaux (DTS) est apparue, avec la volonté d’accroître la capacité du Fonds à répondre aux besoins financiers conséquents de ses pays membres. Le Fonds a la possibilité d’augmenter les réserves internationales de ses pays membres, par le biais de nouvelles allocations de Droits de Tirage Spéciaux (« SDR allocation »), distribuées de manière proportionnelle aux quotas des pays.

Ce processus de nouvelles allocations de DTS a déjà été utilisé dans le passé, notamment en 2009, pour un montant équivalent à 250 milliards de dollars (environ 3% des réserves globales, à l’époque). Procéder à une nouvelle allocation traditionnelle de DTS aujourd’hui ne serait pas totalement pertinent, cette nouvelle allocation respectant la règle des quotas n’étant de facto pas dirigée vers les pays qui en ont le plus besoin. Envisager des mécanismes permettant de « réallouer » des DTS, afin de permettre une répartition des DTS plus en ligne avec les besoins en réserves des pays membres serait beaucoup plus efficace. Cette idée avait déjà été proposée en 2018 par les équipes du Fonds.

« Envisager des mécanismes permettant de « réallouer » des DTS, afin de permettre une répartition des DTS plus en ligne avec les besoins en réserves des pays membres serait beaucoup plus efficace. »

Une autre variante également déjà proposée par les équipes du FMI pourrait consister à mettre en place un fonds (« Trust ») dans lequel les pays membres ayant un besoin limité d’intervenir sur les marchés des changes pourraient mettre en commun leurs DTS qui seraient ensuite prêtés aux pays membres ayant des besoins importants en réserves internationales. Ainsi, une nouvelle allocation et la mise en place de mécanismes permettant d’allouer les DTS aux pays en ayant le plus besoin permettraient d’augmenter considérablement la force de frappe du FMI en la dirigeant vers les pays en ayant le plus besoin.

Propos recueillis par Idriss Linge pour écofin