Sissoko, Malien de 31 ans : "J’ai posé l’enfant deux secondes sur le bord du canot, je me suis retourné, il n’était plus là"

Par kibaru
Sissoko, à Paris, le 12 février 2019. Crédit : InfoMigrants

Depuis deux ans, Sissoko, un Malien âgé de 31 ans, essaie de se remettre de sa traversée de la Méditerranée. Sur 129 personnes qui ont embarqué à ses côtés, 62 sont mortes dont la totalité des enfants à bord.

"C'était le mois de novembre 2016. J’étais en Libye depuis quelques mois déjà et je ne pouvais rien faire. J’avais été blessé par balle au niveau de la hanche par des Libyens qui m’avaient tiré dessus et mon os était fracturé. Le chef du foyer [de migrants] où je résidais à Tripoli m’a dit : ‘Ta blessure est grave, soit tu rentres au Mali, soit il faut que tu ailles te faire soigner en Europe. Sinon, ça va mal finir’.

Je n’avais jamais vraiment réfléchi à l’Europe. Mais je ne pouvais pas rentrer au Mali, et je ne pouvais pas rester là. Alors j’ai décidé de traverser la mer pour sauver ma jambe.

Le soir du 24 novembre, ce fut le départ. L’organisation fut compliquée. Comment aller jusqu’au bord de l’eau ? Comment m’installer dans les canots qui partent ? Ma jambe devait rester tendue en toute circonstance. Trois passeurs m’ont porté pour me mettre dans un bateau. Je sentais mon os bougeait pendant qu’ils me portaient. J’ai hurlé, je souffrais énormément. Ils me disaient de me taire, c’était la nuit, il ne fallait pas attirer l’attention.

"Il n'y avait rien. Pas de rives, pas de côtes, pas de bateau"

Cent trente personnes ont embarqué dans le même petit bateau que moi. On m’a installé avec les enfants au milieu du canot pour que ma jambe ne bouge pas trop. Puis vers minuit, ils ont poussé le bateau à la mer. Un des passeurs nous a dit que dans trois heures, il y aurait des navires en vue pour venir nous aider et nous sortir de l’eau.

Nous avons navigué pendant longtemps dans la nuit noire. À 7h du matin, quand le soleil s’est levé haut dans le ciel, on a regardé autour de nous, il n’y avait rien. Pas de rives, pas de côtes, pas de bateau de sauvetage.

La personne qui tenait la boussole ne savait pas s’en servir, on ne savait pas où on était. La personne qui conduisait le bateau nous a dit que le moteur ne marchait plus.

Puis les ennuis ont vraiment commencé quand le canot s’est peu à peu dégonflé. L’eau a commencé à envahir le bateau. Je pouvais à peine bouger à cause de ma blessure. Au bout de quelques heures, les secours n’étaient toujours pas là. L’eau arrivait à ma taille. Les gens ont commencé à s’agiter, puis ce fut la panique. Une femme béninoise que je ne connaissais pas m’a tendu son bébé de deux ans. Je pense qu’elle croyait qu’en tant qu’homme, je pourrais le protéger.

Les hommes les plus forts ont pris les bidons d’essence et les ont vidés pour pouvoir s’en servir comme bouées si le canot coulait complètement. Mais en se répandant dans le canot, l’essence a brûlé beaucoup de personnes.

[L’essence mélangée à l’eau de mer provoque une réaction chimique et brûle l’épiderme. Les médecins des navires humanitaires soignent souvent ce type de brûlures chimiques, ndlr].

"Des corps flottaient autour de nous"

Avec le mouvement de foule, avec la houle, des personnes sont tombées à l’eau. Je ne sais pas comment j’ai fait pour ne pas me noyer… J’ai vu les gens se débattre, hurler. Ma jambe me faisait tellement mal. Puis, au bout de longues minutes, j’ai vu des corps flotter autour de nous. Je me suis dit qu’on allait tous mourir. L’eau allait bientôt engloutir totalement l’embarcation.

Les survivants avaient les lèvres blanches, ils ne bougeaient plus. Une femme m’a demandé si les gens qui flottaient autour de nous étaient morts. Elle ne voulait pas le croire. J’ai fini par soulever une tête de l’eau pour qu’elle se calme et arrête de faire bouger le canot. J’avais toujours l’enfant dans mes bras. Je ne trouvais plus sa mère.

Et puis tout à coup, nous avons vu un avion dans le ciel. Puis quelques minutes plus tard, on a vu un navire au loin. Les mouvements de foule ont repris.

En s’approchant, les sauveteurs ont réalisé qu’ils ne pouvaient pas venir jusqu’à nous. Les vagues qu’ils provoquaient avec leur bateau d’approche auraient fait chavirer le reste du canot. Ils nous ont lancé de loin des cordes pour que les survivants puissent s’y accrocher. Tout le monde criait, tombait à l’eau. J’ai posé le petit garçon deux secondes sur le canot à côté de moi pour saisir la corde, m’accrocher avec, puis l’enrouler avec moi. Les gens paniquaient, ils bougeaient beaucoup. Je me suis retourné, l’enfant n’était plus là.

Depuis ce jour-là, je ne dors plus beaucoup. Je me réveille la nuit, on me dit que je crie dans mon sommeil.

Ce 24 novembre, tous les enfants qui étaient avec nous sont morts dans la mer. Ils étaient 6, je crois. Quand les sauveteurs sont arrivés, ils étaient trop tard. La moitié des personnes était morte.

J’ai été transporté en hélicoptère depuis le bateau de secours vers un hôpital en Sicile, dans la province d’Enna. Les médecins ont pu soigner ma hanche et après plusieurs mois de rééducation, j’ai pu remarcher.

Après deux ans en Italie, Sissoko est arrivé en France en décembre 2018. Sous statut "Dublin", il ne peut pas déposer de demande d’asile avant plusieurs mois, il risque d’être reconduit vers l’Italie. Chaque soir, il compose le 115 pour trouver un hébergement. Il attend ses rendez-vous à l’hôpital. Après son opération en Italie, les médecins lui avaient expliqué que les broches fixées dans sa hanche devaient être retirés au bout de douze mois. C’était il y a deux ans et il n’a pas été réopéré.

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