La CIA a publié mercredi les «Mémoires privées du Cheikh Abou Abdallah», comme se surnommait le chef d’Al-Qaeda. Elles ont été rédigées en plein printemps arabe et quelques mois avant sa mort, en 2011.
C’est un cahier d’écolier rempli d’une écriture serrée à l’encre bleue avec notes, ratures et parfois titres et phrases en rouge. Rendues publiques mercredi par la CIA, ces Mémoires privées du Cheikh Abou Abdallah, comme se surnommait lui-même Oussama ben Laden, sont rédigées à l’occasion «d’événements historiques», selon leur auteur. Libération en a sélectionné et traduit des extraits. Les dates manuscrites mentionnent l’an 1432 du calendrier hégirien (calendrier lunaire musulman), ce qui correspond aux premiers mois de l’année 2011, alors que les révolutions arabes éclatent. Soit les dernières semaines de vie du chef d’Al-Qaeda, qui sera abattu dans une opération commando américaine au mois de mai cette année-là. Caché avec ses proches dans un complexe fortifié d’Abbottabad au Pakistan, Ben Laden suit heure par heure, sur Al-Jezira en particulier, l’actualité et les péripéties des soulèvements en Egypte, en Libye, au Yémen, à Bahreïn et ailleurs. Il évoque les événements dans le détail et rend compte des discussions des «réunions de famille» qu’il tient avec son entourage. Il livre ses réflexions, exprime ses espoirs et guette le rôle que pourrait jouer Al-Qaeda dans ces bouleversements. Dans un style très direct et une langue arabe simple, il noircit des pages de son cahier en sautant d’un sujet à l’autre, d’un pays à l’autre au gré des événements et de façon décousue. Il se focalise sur certains terrains en particulier, où il détecte des perspectives d’avenir pour Al-Qaeda, en particulier en Libye et au Yémen.
Sur la Libye
«Au cours d’une attaque sur Misrata, les moudjahidin ont abattu deux avions de l’armée de Kadhafi dont les pilotes étaient syriens. Le moral des combattants est très élevé. […] Je ne suis pas inquiet pour la révolution en Libye. A la différence de l’Egypte et de la Tunisie, elle a ouvert la porte aux moudjahidin. C’est pourquoi Kadhafi et son fils parlent des extrémistes qui vont transformer la Méditerranée en base d’Al-Qaeda.»
«L’Occident envie la Libye pour sa grande superficie et son pétrole. Il cherche à monter les Libyens contre nous en disant qu’il faut libérer Benghazi des combattants venus d’Afghanistan. Il ne faut pas laisser la Libye à Ben Laden ou autre […]. J’estime que les choses seront réglées la semaine prochaine.»
«Les propos de Kadhafi sur Al-Qaeda nous préparent le chemin. Comme l’Occident, ils ne font que parler d’Al-Qaeda, de Ben Laden et d’Al-Zawahiri [le numéro 2 de l’organisation et successeur de Ben Laden, ndlr] et craignent pour toute la région, surtout pour Israël. Tous ces propos arrangent nos affaires mais il faut agir avec réflexion et précision. Je suis optimiste.»
«Les insurgés ont besoin de temps pour s’organiser de façon efficace. Il y a des divergences parmi les Américains sur la chute de Kadhafi. Un général [qui soutenait Kadhafi et était opposé à l’intervention de la coalition] a déclaré qu’il ne pensait pas un jour qu’une coalition internationale viendrait soutenir Ben Laden. Cela est vrai et c’est l’une des principales raisons pour lesquelles nous n’avons pas publié de communiqué ou d’orientation sur les révolutions. […] L’essentiel est que les choses avancent et la prolongation de la crise joue en notre faveur.»
Sur le Yémen
Pays d’où est originaire la famille Ben Laden.
«Un grand nombre de manifestants sont dans les rues après trente-trois ans de pouvoir du président Ali Abdallah Saleh, qui refuse de partir. On aura un grand rôle sur le Yémen. Il faut y réfléchir avec précision. Il existe une occasion d’assassiner le Président et Al-Qaeda peut s’en charger. Si un autre révolutionnaire le fait, c’est bien. Quelles sont d’après vous les chances de réussite ? Comment organiser l’opération ? Il nous faut tenter par tous les moyens d’abattre Ali Abdallah Saleh. Mais je suis contrarié par le timing de ces révolutions et je voudrais leur dire d’attendre un peu. […] Il faut réfléchir longuement au Yémen et dès maintenant, il faut que nos jeunes aillent sensibiliser sur place, notamment dans les villages où Ali Abdallah Saleh recrute ses manifestants.»
«L’Arabie Saoudite ne peut rester sans bouger face à ce raz-de-marée. […] Si le Yémen triomphe, les pays du Golfe vont chuter les uns après les autres, l’Arabie Saoudite en tête, bien évidemment…»
Sur lui-même
Au milieu du journal consacré essentiellement aux révolutions arabes, des pages insérées sont intitulées en rouge Memoires privées d’Abou Abdallah. Ben Laden livre des souvenirs personnels. Il restitue de tête l’une de ses toutes premières interviews accordées - en 1993, alors qu’il se trouvait au Soudan - au journaliste britannique Robert Fisk, qui travaillait alors pour The Guardian.
«A quel âge avez-vous pensé pour la première fois au jihad ?
Je devais être à l’école secondaire. Je suis parti pour mon premier voyage seul en Turquie en 1976 chez les frères d’un parti musulman. Une langue différente dans un pays étranger, mais l’islam nous unissait.
Quel était votre premier contact avec l’Occident ?
Je suis parti en vacances pour la première fois en Grande-Bretagne en 1979, j’avais 23 ans. J’ai visité la maison de Shakespeare. J’étais impressionné, c’était une société différente, moralement décadente. J’ai réalisé qu’un vrai musulman ne devrait pas se rendre en Occident. Mais je ne pensais pas avoir un jour autant de démêlés politiques et culturels avec l’Occident.»
Libération