Ils sont plus de 50 à se serrer chaque jour clandestinement sur des embarcations de fortune pour tenter leur chance en Europe.
Le bateau chargé de migrants était parti de Sfax, dans le sud tunisien. Il n'aura navigué que quelques milles en direction de l'Italie. Au petit matin, au large des îles de Kerkennah, il est heurté accidentellement par un navire de la marine tunisienne et fait rapidement naufrage avec ses 87 passagers. Seuls 38 candidats à l'immigration peuvent être secourus à temps. Les corps des autres jeunes gens seront repêchés au fil des jours suivants.
Ce drame survenu le 8 octobre n'est qu'un exemple parmi tant d'autres engloutis dans le silence des flots de la Méditerranée. S'il a entraîné des manifestations de protestation ces derniers jours dans le pays, c'est parce que tous les passagers de ce bateau étaient non pas subsahariens mais tous Tunisiens. Si le désespoir a, de tout temps, poussé des jeunes à fuir la Tunisie vers l'illusion d'une vie meilleure de l'autre côté de la Méditerranée, le nombre de départs a dramatiquement augmenté ces dernières semaines.
En septembre, ils ont été plus de 50 chaque jour à rejoindre les côtes italiennes. "Le nombre de migrants tunisiens qui atteignent l'Italie par la mer a augmenté", a confirmé Federico Soda, directeur du Bureau de coordination de l'OIM pour la Méditerranée, en rendant publiques les dernières données. "De janvier à août 2017, nous avons accueilli 1.357 migrants venant des côtes tunisiennes. Mais pour le seul mois de septembre, ils sont 1.400 à avoir débarqué".
54% prêts à immigrer
Mais ils sont bien plus nombreux à avoir tenté la traversée. "Entre juillet et septembre, il y a eu 1.040 arrestations de jeunes sur le point ou en train partir", affirme Reem Bouarrouj du Forum tunisien des droits économiques et sociaux. "C'est plus du double que les mois précédents. Mais nous avions prévu ce phénomène, ces données ne nous ont pas surpris", explique la militante en charge des questions de migration au Forum. Dans une étude réalisée par le FTDES l'année dernière, 54% des 1.200 jeunes Tunisiens interrogés se disaient prêts à la migration. "31% affirmaient envisager une migration non réglementaire !" Autrement dit se disaient prêts à se jeter à la mer…
Reem Bouarrouj est à Sfax lorsque nous la joignons au téléphone. Elle est venue recueillir les témoignages des survivants du naufrage du 8 octobre ainsi que ceux des familles des victimes. La plupart des jeunes de ce bateau sont originaires du centre défavorisé du pays ou de la banlieue de la capitale. Sans emploi, ils avaient pour seule perspective la fuite vers l'étranger. Certains n'ont d'ailleurs pas renoncé et comptent retenter leur chance malgré des risques cette fois totalement connus.
Chômage, désespoir, désillusion...
Montrée en modèle des révolutions arabes (le pays a réussi sa transition politique sans sombrer dans le chaos ou la guerre), la Tunisie ne parvient pas à retenir ses enfants. Car la situation économique s'est dramatiquement dégradée. Le chômage est très haut, en particulier chez les jeunes diplômés où il atteint un taux de plus de 30%. Les salaires restent très bas lorsqu'ils sont versés…
La révolution menée en 2011 par une jeunesse qui réclamait à grands cris dans les rues de Tunis "la dignité" a déçu. A l'impasse économique et sociale s'est donc ajoutée la désillusion. "En 2011, les jeunes se sont sentis concernés par les changements dans le pays. Mais entre 2012 et 2015, ils ont perdu espoir", estime Reem Bouarrouj. "Ils ne se mettent pas en danger pour le plaisir mais par désespoir."
"Les Tunisiens en ont assez, ne croient plus aux promesses, aux beaux discours… Et ils le disent : les mouvements sociaux sont en constante progression. En 2016, on en a compté 9.000. En 2017, de janvier à septembre ils étaient déjà plus de 8.000."
La crise économique joue un autre rôle dans ces tentatives désespérées de traverser la Méditerranée : "On incrimine les pêcheurs pour le rôle de passeurs qu'ils joueraient de plus en plus régulièrement. Mais ils vivent une véritable détérioration de leurs conditions de travail, ne s'en sortent plus économiquement…", explique Reem Bouarrouj.
"Les raisons profondes de ce phénomène doivent être comprises, le gouvernement tunisien doit revoir sa politique économique et social mais également négocier des conventions avec les pays étrangers pour permettre une émigration légale. L'Europe vieillit et a besoin de main-d'œuvre après tout."
nouvelobs