Yvan Guichaoua, maître de conférences sur les conflits internationaux, constate que l’armée française traque les djihadistes dans le Sahel, mais qu’ils étendent leur influence plus au sud. Une réalité qui souligne l’inanité d’une approche purement militaire. Ce texte a d’abord été publié par The Conversation.
Il y a quelques semaines encore, aucun observateur sérieux de la violence politique au Sahel et au Sahara n’aurait osé aborder la question du poids relatif dans la région des différents mouvements djihadistes sans de multiples précautions de langage. Les tout récents événements, notamment l’attaque de l’hôtel Radisson de Bamako puis, quelques jours plus tard, celle de Kidal, toutes deux suivies de revendications crédibles, n’ont pas complètement levé les incertitudes mais permettent cependant d’y voir plus clair sur la configuration des forces djihadistes au Mali.
L’activité des mouvements djihadistes, ces derniers mois, révèle ce qui ressemble à une division des aires géographiques d’opération : Al Qaida au Maghreb islamique (AQMI) dans la région de Tombouctou ; Ansar Eddine, du chef touareg Iyad Ag Ghaly, dans la zone de Kidal ; le Front de libération du Macina dans le centre du pays ; Ansar Eddine – Sud (à défaut d’appellation officielle) près de la frontière ivoirienne. Dans l’est du pays, un reliquat du Mouvement pour l’unicité du jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO) continue de s’opposer sporadiquement à des communautés hostiles et conduit occasionnellement des incursions meurtrières au Niger.
Enfin, Al Morabitoune, le mouvement de Mokhtar Belmokhtar qui s’est un temps délocalisé en Libye, signe un retour spectaculaire au Mali en co-revendiquant, avec AQMI, l’attaque du Radisson de Bamako, le 20 novembre, faisant suite à une première attaque sur le restaurant La Terrasse en mars dernier.
Viviers distincts
Au-delà de leur détermination commune à faire le djihad, les liens qui unissent ces mouvements sont complexes, pas nécessairement coopératifs et sûrement pas figés. Ainsi le récent rapprochement entre Al Mourabitoune et AQMI n’est que le dernier avatar de relations tendues et fluctuantes entre le mouvement de Mokhtar Belmokhtar et AQMI, sa tutelle d’origine. Les composantes de la nébuleuse djihadiste ne répondent pas au même commandement et ne sont pas à l’abri de dysfonctionnements organisationnels. Le nombre de leurs combattants, puisés à des viviers distincts, est faible et leur niveau d’équipement variable. Ces groupes n’opèrent pas militairement de la même manière et leurs cibles sont différentes. Les ériger en machine de guerre uniforme et irrépressible satisferait probablement leur appétit de reconnaissance mais ne correspondrait pas à la réalité.
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Il n’empêche que leur capacité opérationnelle n’a désormais plus besoin d’être démontrée et que leur activité sur le sol malien renvoie l’image saisissante et inquiétante d’un territoire dont chaque recoin est une cible potentielle. Cette image est encore renforcée par l’audace propagandiste dont font preuve ces groupes.
Tel est donc le résumé (forcément temporaire) que l’on peut faire de la menace djihadiste au Mali, presque trois ans après le déclenchement de l’opération française Serval, intégrée depuis dans l’ambitieux déploiement régional Barkhane, dont l’objectif principal était précisément de se débarrasser du conglomérat djihadiste qui avait pris possession du nord Mali en 2012.
Solutions exogènes
L’intervention française a épargné au Mali un effondrement total et durable. Elle a constitué un préalable à des négociations puis à un accord de paix, signé en juin dernier à Alger, entre le gouvernement malien et les forces séparatistes non-djihadistes qui avaient initié la crise. L’accompagnement de ce processus est essentiellement entre les mains d’un important dispositif onusien de maintien de la paix, la MINUSMA (Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali). Mais le mandat de cette force ne prévoit pas la lutte anti-terroriste, déléguée au dispositif français Barkhane.
La présence désormais consolidée des djihadistes sur tout le territoire malien (alors que seul le nord était concerné en 2012) invalide avec éclat l’annonce de leur élimination faite il y a trois ans et questionne automatiquement l’efficacité du déploiement français Barkhane. Le point de vue défendu ici est que l’impuissance de Barkhane à éliminer le terrorisme n’est pas tant un échec militaire que politique.
Premièrement, la rigueur intellectuelle exige de mesurer l’impact de l’opération militaire française, non pas en comparant l’avant et l’après-Barkhane mais en comparant la situation d’aujourd’hui - avec Barkhane - à celle qui aurait prévalu à la même date si ce dispositif n’avait pas existé. Cette situation contre-factuelle est par nature inobservable et ouverte aux spéculations. Au-delà du succès premier de Serval évinçant les groupes djihadistes du nord Mali, on peut faire l’hypothèse qu’en l’absence d’intervention française, la situation régionale serait plus instable. Le Niger, par exemple, coincé entre les luttes armées du nord Nigeria et celle du sud libyen, aurait sans doute été plus fragilisé qu’il ne l’est sans le déploiement français.
Mais le contrepoint de ce raisonnement est qu’en s’octroyant unilatéralement une grosse part de la lutte contre les forces djihadistes, le dispositif Barkhane place le sort d’une région dans des mains étrangères et barre la route à des recours internes. Rien n’indique que ceux-ci auraient été plus efficaces. On sait néanmoins que la construction étatique est une affaire de long terme, d’essais et d’erreurs. Les solutions exogènes, qui dépossèdent les acteurs de leur histoire, produisent rarement des institutions solides et encore moins légitimes aux yeux des populations concernées.
« Tondre la pelouse »
Deuxièmement, aucun militaire n’a jamais cru que la menace terroriste puisse être éradiquée du nord du Mali, et encore moins de la bande saharienne. De facto, la logique de Barkhane s’apparente à ce que les stratèges du contre-terrorisme anglophones appellent « tondre la pelouse », c’est-à-dire à éliminer, à intervalles réguliers, les chefs djihadistes pour amoindrir leur capacité organisationnelle, en sachant pertinemment que d’autres les remplaceront. Se pose, dès lors, la question, proprement politique, des finalités sur la durée de cette approche sisyphéenne et de ce « permis de tuer », éloquemment décrié par l’ex-diplomate Laurent Bigot.
Troisièmement, la relative légèreté du déploiement, l’efficacité du renseignement glané localement et les initiatives discrètes de micro-diplomatie auprès des acteurs de terrain (notables, acteurs armés non-djihadistes) ont évité l’aliénation réciproque des populations et des militaires français. Mais, là encore, la prolongation dans le temps de la présence française est lourde de risques : jusqu’à quel point les familles, déchirées lorsque l’un de leurs parents part pour le maquis djihadiste, accepteront-elles la double peine de le perdre sous les balles françaises ?
Combien de temps avant qu’une bavure choquante ne se produise ? Si les canaux officiels ne fournissent que peu d’information sur l’activité militaire française – hormis pour célébrer les succès opérationnels –, les canaux locaux offrent occasionnellement plus de détails, souvent difficilement vérifiables. Ainsi, une opération française récente aurait non seulement éliminé un chef djihadiste notoire, mais aussi son fils âgé de 10 ans. Ces nouvelles, qui jamais n’atteignent l’opinion publique française, circulent instantanément dans un espace saharien hyperconnecté.
Dans le même ordre d’idée, jusqu’à quel point les jeux affinitaires opaques entre autorités locales qui acceptent de coopérer et militaires français seront-ils tenables sans provoquer distorsions du pouvoir local, jalousies ou règlements de comptes ? Régulièrement, les informateurs sont éliminés et les populations sommées de ne pas coopérer avec les forces étrangères par les mouvements djihadistes. Au-delà de la bataille » des cœurs et des esprits » qui prend les populations en étau, c’est évidemment l’ouverture de perspectives politiques et économiques pour ces populations durement touchées par la crise qui devrait offrir les meilleures chances de paix.
Juteux trafics transfrontaliers
Les visages des auteurs de l’attaque du Radisson publiées par AQMI laissent une impression d’inconfort : elles ne sont pas tant celles de combattants aguerris que d’adolescents dont on se dit que le destin aurait pu être différent si des mécanismes sociaux appropriés avaient fonctionné au bon moment. Il est crucial de rappeler que si Barkhane s’occupe de la violence djihadiste, sa responsabilité n’est pas de traiter la myriade de dynamiques enchevêtrées qui produisent des candidats au djihad.
Parmi elles figurent les tensions communautaires locales persistantes, sur lesquelles les mouvements djihadistes peuvent aisément capitaliser, en servant de véhicule à des règlements de comptes d’ordre parfois quasi-privé. De prometteuses quoique incomplètes initiatives sont toutefois menées à cet égard. C’est le cas des négociations communautaires d’Anefis, dont les termes furent dictés par les protagonistes eux-mêmes plutôt que par des médiations externes infiniment plus coûteuses et inefficaces.
D’autres dossiers politiques de taille affectent directement la dynamique des mouvements radicaux. Parmi eux figure l’invisibilité pour les populations des « dividendes de la paix » et des outils pour les gérer de manière autonome. Par ailleurs, la réticence généralisée de la part des acteurs gouvernementaux et internationaux à réfléchir aux conséquences des juteux trafics transfrontaliers qui traversent le Sahara est une bombe à retardement. Tout se passe comme si le trafic (et tout ce qu’il implique en matière de corruption des élites ou de changements sociaux) était toléré pour peu les trafiquants travaillent avec le « bon » camp, celui des États. Enfin, autre dossier majeur : celui de la faiblesse des débats publics sur la place de l’islam dans la société, qui profite aux rhétoriques démagogiques.
Délibération politique
Travailler ces problématiques est du ressort du gouvernement malien, des mouvements armés associés au processus de paix et de ceux qui les aident. Il est impératif de faire de la délibération politique la source des réponses durables à l’instabilité régionale. Cette tâche implique de prendre au sérieux les acteurs qui ont signé la paix et les communautés dont ils proviennent. Or, six mois après leur signature, la mise en œuvre des Accords d’Alger traîne pour des raisons qui se situent plus à Bamako qu’à Kidal.
Les groupes radicaux non-signataires des Accords se réjouissent d’avance d’accueillir les éventuels déçus du processus de paix. Il pourrait pourtant être envisagé d’ouvrir un espace à ceux qui, séduits par la posture djihadiste, n’ont pour autant pas irréversiblement choisi leur camp. Parmi les mouvements djihadistes du Mali, le Front de libération du Macina a le profil le plus ambivalent, étant essentiellement constitué de Peuls dont les revendications dépassent de loin le cadre religieux. Reconnaître la complexité des logiques de l’engagement djihadiste ne relève pas du raffinement intellectuel superflu. La démarche donne, au contraire, des pistes pour tenter détricoter ce que les groupes radicaux ont patiemment tricoté.
Posture bushienne
Interroger, voire presser les décideurs capables de prendre les mesures politiques adéquates, est nécessaire. Les autorités françaises, et Barkhane avec elles, sont engagées dans un ambitieux partenariat régional appelé G5 Sahel, rassemblant la France, le Niger, le Mali, la Mauritanie, le Burkina Faso et le Tchad. L’initiative n’en est qu’à ses débuts mais sa teneur est fortement militaire et uniquement dirigée du haut vers le bas alors que des formes de participation plus larges sont requises. On s’inquiétera aussi plus généralement de constater que la catastrophique posture bushienne post-11 septembre semble tenir lieu de vision politique française en matière de politique étrangère.
Au Mali, les lourds soupçons de corruption pesant sur le président Ibrahim Boubacar Keita n’alertent pas grand monde. Au Niger, en pleine préparation d’élections, le chiffon rouge de l’anti-terrorisme semble être un moyen commode pour réduire au silence les voix dissonantes. Le régime militaire tchadien tend à réguler sa vie politique en employant la manière forte.
En matière d’anti-terrorisme, les réponses étatiques font autant partie du problème que de sa solution. Les mouvements radicaux n’évoluent pas dans le vide, selon leur propre logique, indépendamment de tout contexte. La compréhension de ce contexte, dans lequel les États occupent le premier rôle, offre des leviers politiques. Trois ans après le début de Serval et devant le constat glaçant de l’impasse dans laquelle se trouve la logique répressive, de profonds et ingrats chantiers politiques sont toujours attendus.