Depuis un certain temps, les affrontements entre les groupes terroristes rivaux (Al-Qaïda et l’Etat Islamique) font rage au Sahel. Si, au départ, ces deux groupes menaient parfois des actions coordonnées contre les armées des pays du G5 Sahel et leurs partenaires, aujourd’hui ce mariage de raison n’est plus d’actualité. Désormais, ces deux nébuleuses représentées par le « Groupe de Soutien à l’Islam et aux Musulmans » (GSIM) et l’Etat Islamique au Grand Sahara (EIGS) sont plus dans une logique de conquête territoriale. D’où les nombreux affrontements meurtriers qui les opposent au Sahel.
Il y a un peu plus d'une année, nombreux étaient les observateurs avertis qui s'étonnaient de l'étroite collaboration entre les terroristes affiliés à Al-Qaïda et à l'Etat Islamique au Sahel. C'est ainsi que de nombreuses attaques contre les armées sahéliennes et leurs partenaires étaient menées de manière coordonnée entre ces deux organisations aux idéologies totalement opposées. Alors que, dans d'autres territoires, ces deux nébuleuses terroristes se livraient une guerre sans merci. La particularité au Sahel ou l'"exception sahélienne " comme l'appellent certains spécialistes, vient du faite que la majeure partie des éléments de ces deux groupes au Sahel sont parfois issus de la même famille et que les relations sociales sont beaucoup plus fortes que dans d'autres régions du monde où, très souvent, ce sont des mercenaires étrangers qui sont sollicités.
Rappelons que le " Groupe de Soutien à l'Islam et aux Musulmans " (GSIM) affilié à Al-Qaïda a vu le jour en 2017, regroupant plusieurs groupes terroristes disparates dont la branche du Sahara d'AQMI, Al-Mourabitoun, Ansar Dine et Katiba Macina. Ce conglomérat sahélien a embarqué dans ses rangs le groupe djihadiste burkinabé local Ansaroul Islam. Alors que l'Etat Islamique au Grand Sahara (EIGS) s'est formé en 2015, après s'être séparé d'Al-Mourabitoun, affilié à Al-Qaïda.
Les raisons d'un désamour
La relation unique entre les deux groupes a été façonnée par des liens personnels de longue date, des actions coordonnées pour affronter des ennemis communs et l’absence de luttes intestines. A cette période, l'EIGS apparaissait comme un petit groupe ténébreux, dépendant d'une infrastructure médiatique rudimentaire, ce qui lui donnait un net désavantage dans la promotion de sa lutte par rapport au GSIM qui, en revanche, a hérité de la force numérique combinée, des capacités militaires et médiatiques de ses groupes constituants déjà bien connus. Cependant, l'appropriation par l'EIGS des griefs, en particulier les demandes de protection par les populations locales, l'inexistance des services de l'Etat, l'exploitation des rivalités entre les populations pastorales dans la région marginalisée et hostile de la "frontière des trois États" (ou Liptako-Gourma), ont favorisé sa croissance. Ce groupe a aussi été renforcé par l'adhésion des éléments de la Katiba Macina, déçus des désaccords sur l'accès aux pâturages dans le delta intérieur du Niger (les zones humides sujettes aux inondations et riches en végétation des régions de Mopti et de Ségou au centre du Mali). Il a de même exploité les fractures ethniques dans le nord du Burkina Faso pour attirer dans ses rangs les unités d'Ansaroul Islam.
Par ailleurs, d'aucuns estiment que la disponibilité de certains responsables du GSIM à engager un dialogue avec le gouvernement malien et à signer des accords avec des milices de chasseurs traditionnels ont suscité la méfiance chez certains terroristes à signer leur adhésion dans ce groupe. Toutefois, c'est à partir de l'intégration de l'EIGS par l'État islamique dans sa structure globale en tant que faction distincte de la province de l'État islamique en Afrique de l'Ouest (ISWAP) que les tensions avec le GSIM se sont exacerbées. Ainsi, depuis fin 2019, les deux groupes ne collaborent plus au Sahel et se livrent même à des affrontements meurtriers.
Plus de 400 militaires maliens, burkinabé et nigériens tués en 2020
Signalons que parallèlement à cette situation, début 2020, la France a déclaré l'ISGS "ennemi numéro un" après que le groupe eut tué plus de 400 soldats maliens, burkinabé et nigériens au cours d'une période d'un an au Mali, au Burkina Faso et au Niger. Pour contrer les offensives de l'EIGS, la France a renforcé ses troupes et intensifié ses opérations militaires aux côtés des forces locales. On dénombre plus de 430 terroristes de l'EIGS abattus dans 70 opérations françaises en 2020, contre environ 230 terroristes tués dans 20 opérations, au cours de la même période au Sahel. La plupart de ces opérations sont survenues notamment dans la zone des trois frontières (Mali, Burkina Faso et Niger) appelée aussi " Liptako Gourma ".
Après avoir affaibli les capacités de l'ISGS, les forces françaises se sont concentrées, en octobre 2020, sur le JNIM, considéré par les hauts responsables militaires français comme "l'ennemi le plus dangereux" des forces internationales et maliennes. Cela a été démontré par une série d'attaques meurtrières menées depuis la fin de l'année dernière par le GSIM contre les forces françaises, la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA) et les forces maliennes.
Cependant, les observateurs notent aussi que la désunion et les combats entre ISGS et JNIM ont finalement quelque peu affaibli les deux groupes plus préoccupés à se disputer leur influence et leur territoire plutôt que leurs adversaires auparavant partagés. Ainsi, depuis les premières escarmouches qui les ont opposées de 2019 à nos jours, les deux groupes se sont affrontés au moins 125 fois, faisant environ 731 terroristes tués des deux côtés. Ce chiffre ressort des statistiques fournis par le projet de données sur la localisation et les événements des conflits armés, une ONG spécialisée dans la collecte, l'analyse et la cartographie de crises de données ventilées sur les conflits. Ce qui fait du Sahel, d'un point de vue comparatif, le troisième d'affrontements le plus meurtriers entre Al-Qaïda et l'Etat Islamique après la Syrie et l'Afghanistan. Toutefois, l'avantage est encore en faveur du GSIM (Al-Qaïda) qui a réussi à repousser son rival sur de nombreux territoires comme dans le delta intérieur du Niger. Les combats entre les deux groupes se sont même étendus à d'autres régions du Sahel comme l'est du Burkina Faso, le long des frontières avec le Niger et le Bénin, etc.
Ainsi, les terroristes issus de ces deux groupes, malgré les combats fréquents entre eux, continuent à mener une guerre à plusieurs fronts et veulent maintenir un rythme opérationnel important au Sahel. Cependant, force est de reconnaitre que cette guerre fratricide devient de plus en plus coûteuse car les deux protagonistes font face à la pression soutenue des forces armées sahéliennes et leurs partenaires. Ce qui n'exclut pas une nouvelle alliance entre eux même s'ils sont diamétralement opposés sur le plan idéologique et même la méthode.