En kidnappant des migrants et en dominant les routes libyennes du trafic d’êtres humains, l’EI accroît sa présence
TUNIS – Le groupe État islamique (EI) en Libye dope ses effectifs en faisant passer de nouvelles recrues à travers les frontières poreuses du sud de la Libye et en enlevant des travailleurs migrants, a appris Middle East Eye.
Selon des sources militaires ainsi qu’une ancienne recrue de l’EI, le groupe s’est efforcé d’augmenter ses effectifs en Libye en enlevant des travailleurs migrants et en les forçant à s’entraîner pour devenir des combattants ou des kamikazes.
Cela lui a permis de gonfler ses rangs rapidement : il y aurait désormais environ 6 000 combattants en Libye selon des évaluations du renseignement des États-Unis datant de février, soit plus que le double des précédentes estimations.
Abdul, plombier nigérian de 35 ans, a rapporté à MEE que de nombreux travailleurs migrants ont disparu pendant les deux mois qu’il a passés à travailler à Benghazi, la deuxième ville de Libye. Après avoir été lui-même enlevé et contraint à rejoindre l’EI, il est désormais persuadé que les ouvriers disparus ont également été enlevés par les militants.
« Ils n’ont pas pris de bateaux pour l’Europe, ces gens qui ont disparu », a-t-il affirmé. « Nous les avons appelés et quelqu’un a répondu en arabe avec une phrase d’argot utilisée lorsque quelqu’un est mort, et nous a dit de ne pas rappeler. »
L’épreuve terrifiante d’Abdul a commencé quand il a été emmené de force par des militants masqués à Benghazi l’an dernier, poussé dans une camionnette avec d’autres travailleurs et conduit pendant plusieurs heures hors de la ville.
« Lorsqu’ils nous ont laissé sortir, nous étions dans le désert et il y avait des têtes sur le sable et beaucoup de sang. Ces personnes avaient été tuées avant que nous arrivions », a-t-il raconté.
Abdul a ajouté qu’avec deux travailleurs soudanais, également musulmans, ils avaient été contraints de prouver leur foi islamique en récitant des versets du Coran ; mais deux autres travailleurs enlevés, originaires du Ghana, ont été tués après avoir admis qu’ils étaient chrétiens.
« Ils les ont égorgés sur-le-champ, devant mes yeux, puis ils les ont totalement décapités », a-t-il poursuivi. « Depuis lors, je ne suis plus un être humain. Je ne peux pas oublier ce que j’ai vu ce jour-là. »
Les trois hommes ont été emmenés dans une ferme où ils ont été interrogés, puis préparés pour ce qui les attendait. « Ils nous ont dit : ‘’vous allez travailler pour nous. Nous nous battons pour Allah, mais c’est le djihad et si vous mourez, vous irez au paradis.’’ J’ai accepté parce que je n’avais pas le choix », a déclaré Abdul, qui a réussi à fuir et vit aujourd’hui dans une autre ville libyenne.
Abdul a indiqué qu’une formation militaire difficile avait commencé quelques jours plus tard. Avec une trentaine d’autres migrants en provenance d’Afrique subsaharienne, il a appris à tirer et a été contraint de courir à travers le désert en transportant de l’équipement lourd.
« C’était très difficile », a-t-il confié. « Ils nous ont donné des AK47 démontés et nous avions trois minutes pour assembler et charger l’arme, puis commencer à tirer sur des cibles. »
Il a dit que la plupart des recrues avec lesquelles il a été formé venaient du Soudan. « L’EI préfèrent les musulmans qui parlent l’arabe, donc ils aiment les Soudanais », a-t-il rapporté. « Certains d’entre eux, comme moi, avaient été enlevés à Benghazi, mais beaucoup semblaient vraiment intéressés par la formation. Quant à moi, je me contentais de reproduire les gestes, je réfléchissais toujours à la façon de m’échapper. »
On a demandé aux nouvelles recrues de signer un contrat selon lequel elles se voyaient offrir un salaire de départ de 2 500 dollars (2 265 euros) par mois, avec la promesse que l’argent serait envoyé à leurs familles si elles étaient tuées. « Des Soudanais ont signé le document, mais j’ai refusé. Je leur ai dit que j’avais été à l’école et reçu une instruction et que je pouvais faire autre chose que le djihad », a-t-il affirmé.
Après plusieurs semaines de formation, Abdul a reçu sa première mission. Ses supérieurs ont refusé de l’écouter lorsqu’il a dit qu’il ne voulait tuer personne, mais l’un des formateurs a laissé la porte entrouverte et Abdul et deux autres stagiaires ont décidé de s’enfuir dans le vaste désert libyen où ils ont finalement pu héler un chauffeur de camion et retourner au nord.
Entrée clandestine de partisans de l’EI
Les responsables de la sécurité dans le sud de la Libye affirment que le manque de contrôle des frontières du pays a également permis à l’EI de recruter des personnes à l’étranger et de les amener en Libye en toute impunité, précisant que les militants qui entraient en plus grand nombre dans le pays venaient du Soudan.
« Certains migrants ne prévoient pas de travailler ici en Libye ou d’aller en Europe sur les bateaux, mais se dirigent vers Syrte pour rejoindre l’EI », a déclaré à MEE Ibrahim Barka Issa, un soldat des Forces spéciales.
Ayant travaillé sous couverture dans les pays limitrophes du sud de la Libye pour évaluer la situation des migrants, il estime que la plus grande menace vient du Soudan, où se croisent des ressortissants radicalisés et des réfugiés en provenance de Syrie et d’Afghanistan.
« Il n’y a aucune obligation de visa pour les Syriens qui entrent au Soudan et le gouvernement soudanais les pousse vers la frontière, en les encourageant à passer en Libye », a déclaré Issa. « Parmi eux figurent des criminels, des islamistes et des éléments terroristes. »
Le service de contrôle aux frontières libyen rapporte qu’il manque cruellement de financement et qu’il est débordé (MEE/Tom Wescott)
Un ancien habitant de la ville de Syrte, sous contrôle de l’EI depuis plus d’un an, a affirmé que seuls 800 membres environ de l’EI dans la région étaient Libyens, les autres étant des combattants étrangers.
« Même avant qu’ils aient pris le contrôle de la ville, nous pouvions reconnaître les membres de l’EI par leur apparence, parce que certains d’entre eux sont vêtus de vêtements de style afghan », a-t-il expliqué. « Et lorsqu’ils ont pris la ville, nous savions que beaucoup n’étaient pas Libyens à la façon dont ils parlaient arabe. »
Un grand nombre de militants de l’EI qui ont organisé des attentats-suicides en Libye, notamment contre un hôtel de luxe à Tripoli l’an dernier et contre des installations pétrolières dans le centre de la Libye en janvier de cette année, étaient des jeunes soudanais et tunisiens.
La capacité de l’EI à faire venir des combattants étrangers d’aussi loin que l’Amérique et l’Australie pour combattre en Irak et en Syrie a été bien documentée. En Libye, l’entrée clandestine de nouvelles recrues de l’EI est devenue une activité lucrative pour les trafiquants.
« Le prix moyen pour faire passer clandestinement quelqu’un en Libye est de 400 dollars [362 euros] par personne, mais à partir du Soudan, il s’élève désormais à 1 000 dollars [906 euros]. Les extrémistes donnent beaucoup d’argent pour faire passer des gens en secret », a déclaré Issa. « Nous savons que certains passeurs qui travaillaient sur la route principale entre le Niger et la Libye se sont récemment concentrés sur la route du Soudan, car ils peuvent gagner plus d’argent. »
L’EI travaille avec des passeurs pour construire un réseau de connexions dans le sud. Les nouvelles recrues et les partisans sont déposés au milieu du désert, a-t-il expliqué, rendant ainsi très difficile la tâche de savoir combien ils sont. Il a ajouté que, bien que les forces de sécurité travaillant dans le sud libyen sachent qui sont beaucoup de ces passeurs, elles manquent d’argent et de matériel pour tenter de mettre fin à ces opérations.
La frontière sud, zone de non-droit
À al-Qatrun, la ville la plus méridionale de Libye, à 300 km de la frontière entre la Libye et le Niger, le responsable local du département de lutte contre l’immigration illégale, Moulia Touri Saleh, a expliqué que les opérations visant à arrêter le passage de clandestins avaient pratiquement cessé dans le désert.
« Nous essayons de faire notre devoir ici, mais c’est devenu un métier dangereux parce que beaucoup de gens sont armés », a-t-il déclaré. « Avant 2011, toutes les frontières étaient contrôlées, mais aujourd’hui, c’est impossible. Le personnel veut travailler, mais on ne peut pas travailler avec rien. Nous avons besoin de matériel logistique et de soutien financier pour être en mesure de faire notre travail. »
Issa a indiqué avoir signalé la situation migratoire aux deux gouvernements rivaux de Libye mais qu’aucun n’avait fourni de réponse significative. « Nous nous sommes adressés au gouvernement de Tobrouk et avons demandé un soutien pour contrôler spécifiquement la zone frontalière avec le Soudan et ils nous ont donné seulement deux véhicules. Les deux gouvernements nous ont promis de l’argent, mais nous n’avons rien reçu. »
Tandis que les politiciens continuent à se chamailler et que la situation financière de la Libye se détériore de jour en jour, l’EI continue de se développer, de répandre la peur et l’incertitude en Libye et au-delà.
Abdul a confié que, depuis qu’il est libre, il vit dans la peur constante d’être capturé à nouveau par l’EI, admettant que son anxiété l’empêche souvent de sortir pour chercher du travail.
« Parfois, j’entre dans les mosquées ici en Libye pour demander à Allah de rendre ma mort rapide et facile. Aujourd’hui, je pense à partir d’ici et à essayer d’oublier ce que j’ai vu dans le désert ce jour-là – la façon dont ces hommes ont facilement décapité d’autres hommes, comme ils auraient découpé des légumes, comme si de rien n’était », a-t-il conclu. « Quand j’aurai assez d’argent, je prendrai le bateau pour l’Italie. J’ai déjà survécu à tellement de choses, je survivrais peut-être également à la traversée. »
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