Production invisible, flux clandestins, provenance cachée: La grande évasion de l'or africain

Par kibaru

Alors que la production a doublé en dix ans, au moins un tiers de l’or extrait du sous-sol du continent n’est pas déclaré, révèle une étude l’ONG Swissaid. Dubaï est devenu la plaque tournante de la contrebande du métal jaune.

Chaque année, mille tonnes d’or sont extraites du sous-sol africain. Soit entre un quart et un tiers de la production mondiale. Cet or africain a deux caractéristiques, décrites en détail dans un rapport de l’ONG Swissaid rendu public ce jeudi 30 mai 2024 : environ la moitié est issu de mines artisanales – des puits ou des galeries creusées à la main, dans des conditions de sécurité souvent épouvantables – et une grande partie sort du continent illégalement, privant les Etats producteurs de taxes ou de recettes douanières.

L’équipe de Swissaid a épluché une décennie (2012-2022) de données – industrielles, géologiques, commerciales, douanières – des 54 pays d’Afrique pour réaliser son étude : Sur la piste de l’or africain. Elle permet de quantifier un phénomène connu : l’or extrait du continent, en particulier dans les pays en guerre, est largement invisible dans les registres officiels. Mais les proportions sont ahurissantes. Entre 32 et 40 % de la production africaine d’or n’est pas déclaré selon l’ONG, soit entre 321 et 474 tonnes chaque année, l’équivalent de 23 à 35 milliards de dollars (au cours de l’or le 1er mai 2024).

La quasi-totalité de la production aurifère africaine est exportée en dehors du continent, dont 80 % en direction de trois pays : les Emirats arabes unis et la Suisse. Dubaï, City of Gold, en particulier, s’est imposé comme la plateforme mondiale du commerce de l’or de contrebande. A eux seuls, les Emirats arabes unis attirent 80 à 85 % de l’or issu de l’exploitation artisanale en Afrique, d’après les calculs de l’ONG. En soute, en bagage à main ou en jet privé, la poudre jaune arrive quotidiennement à Dubaï, qui compte une vingtaine de raffineries d’or et plus de 7 000 négociants en matières précieuses.

Swissaid a employé une méthodologie communément appelée «analyse des données miroir» pour détecter les mouvements d’or non déclarés d’un pays à l’autre : ceux-ci apparaissent «en comparant les exportations d’un pays A vers un pays B à leur image miroir, à savoir les importations du pays B en provenance du pays A», expliquent les auteurs du rapport. Les écarts constatés (corrigés des erreurs statistiques) représentent donc le volume d’or de contrebande qui pénètre dans un pays. Aux Emirats arabes unis, le différentiel est flagrant. En 2022, il représentait 66 % de l’or importé dans le pays du Golfe. L’or n’acquiert une existence «légale» qu’en arrivant aux Emirats. Un stratagème qui permet d’éviter le paiement de taxes, mais aussi de faire sortir le métal jaune de zones de conflit en passant sous les radars des Etats.

Avant d’atterrir à Dubaï, l’or africain a souvent rebondi dans un pays de transit (l’Afrique du Sud, la Libye ou le Rwanda, par exemple) qui brouille un peu plus les cartes de sa provenance. D’après Swissaid, «les plus grandes quantités d’or africain importé aux Emirats arabes unis entre 2012 et 2022 provenaient du Mali, de Guinée, du Ghana, de Libye, du Soudan et du Niger» – parmi ces six pays, seul le Ghana est aujourd’hui doté d’un gouvernement élu et démocratique.

Cependant, l’ONG suisse relève que la contrebande d’or n’est pas une fatalité. Un nombre très réduit d’acteurs, en réalité, prennent part aux exportations : outre les banques centrales des Etats concernés, Swissaid cite «les sociétés Wafex et Soltrans au Togo ; la société Trading Track Company au Bénin ; les sociétés Afrior et Comini au Niger ; les sociétés Somika et Sav’Or au Burkina Faso, quelques raffineries en Ouganda, dont African Gold Refinery ; la raffinerie Gasabo Gold Refinery au Rwanda ; les sociétés détenues par Mohamed Hemetti au Soudan [l’un des belligérants dans la guerre civile soudanaise, ndlr] ; et certains comptoirs d’achat au Mali». Autrement dit, «du fait de ces goulots d’étranglement, il est relativement aisé de contrôler la commercialisation et l’exportation de l’or africain et on peut attendre des Etats africains qu’ils le fassent». La corruption des administrations, entre autres, continue d’y faire obstacle. Chaque jour, en moyenne, une tonne d’or quitte l’Afrique de manière illicite.

 

Le Monde