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Terrorisme : L’empreinte durable d’Al-Qaida au Sahel

Par kibaru

L’année 2017 marque les dix ans d’existence d’Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI). Retour sur l’histoire d’un maquis algérien devenu un réseau djihadiste continental à travers l’itinéraire de l’un de ses fondateurs, Mokhtar Belmokhtar, dit « le Borgne ».

Une boule de feu puis 77 morts. Le 18 janvier à Gao, dans le nord-est du Mali, un kamikaze commet l’un des attentats les plus meurtriers de l’histoire du pays, quelques jours après le 27e sommet Afrique-France qui se tenait à Bamako. Une grand-messe qui avait, entre autres, célébré le « retour à la stabilité » du pays. La cible est symbolique : une caserne regroupant des anciens belligérants de la guerre civile de 2012, rebelles indépendantistes touareg et des milices progouvernementales qui se préparaient à mettre en place des patrouilles mixtes dans cette région sous haute tension. Prévu par l’accord de paix de juin 2015, ce projet est bouleversé par l’explosion dévastatrice d’un véhicule piégé. Au volant : Abdelhadi Al-Foulani, jeune djihadiste d’origine peule, d’après la revendication signée par la katiba (section de combattants) Al-Mourabitoune d’Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI), créée par l’Algérien Mokhtar Belmokhtar. Clin d’œil cynique de l’histoire, l’attaque meurtrière de Gao survient dix ans, presque jour pour jour, après la naissance « officielle » d’AQMI, le 25 janvier 2007.

Depuis trois ans, les attaques les plus spectaculaires au Sahel, et même au-delà, ont toutes pour commanditaire un seul homme, donné pour mort à quatre reprises (la dernière fois en Libye, en novembre 2016) : Belmokhtar, dit « le Borgne ». Son parcours est lié à l’émergence d’AQMI. C’est l’histoire d’une guérilla algérienne acculée dans les montagnes du nord de l’Algérie et qui, dans les années 2000, a déplacé son centre de gravité vers l’immensité sahélienne, devenant aujourd’hui l’une des branches les plus actives d’Al-Qaida.

Pourchassés par les services de sécurité algériens, exsangues et discrédités par le chaos des années 1990, ces héritiers de la « décennie noire » se sont tournés vers le sud et les perspectives qu’offrait le Sahel. Délaissée par les Etats qui la constituent, la région leur est familière. Ils la sillonnaient déjà aux débuts de la guerre civile en Algérie pour s’y approvisionner en armes. Depuis plus de vingt ans, ils y ont essaimé en une myriade de groupes, métastasés en entités djihadistes alliées ou concurrentes. Cette mouvance connut son heure de gloire, avec la proclamation en 2012 d’un éphémère émirat dans le nord du Mali, balayé par l’intervention française « Serval » en janvier 2013.

La prise d’otages, une activité lucrative

« Ce basculement stratégique vers le sud a été motivé par la volonté de fédérer les différents groupes djihadistes du Maghreb et du Sahel. Il est surtout la conséquence de l’impasse dans laquelle se trouvaient les combattants algériens dans leur pays », note Marc Mémier, conseiller politique et chercheur sur les problématiques de sécurité en Afrique subsaharienne, auteur d’un rapport intitulé « AQMI et Al-Mourabitoune : le djihad sahélien réconcilié ? », publié en janvier par l’Institut français des relations internationales (IFRI).

Chaque étape de ce processus est marquée de l’empreinte de Mokhtar Belmokhtar. L’actuel chef d’Al-Mourabitoune a fait ses armes en Afghanistan de 1991 à 1993, où un éclat d’obus emporta son œil gauche, lui valant son surnom, « le Borgne ». De retour en Algérie en 1993, il prend les commandes, dans sa région natale de Ghardaïa, à 600 km au sud d’Alger, du Groupe islamique algérien (GIA) avant de participer à la fondation du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) en 1998. L’allégeance du GSPC à Al-Qaida, officialisée en 2006, donnera naissance à AQMI quelques mois plus tard.

Alors que les Algériens préemptent les commandes des unités djihadistes dans le Sud, « le Borgne », qui s’est établi au Mali au début des années 2000, recrute sur place et en Mauritanie. Des mariages avec des filles de la région lui procurent une dot utile. Des protections et des réseaux qui lui facilitent une activité lucrative : la prise d’otages occidentaux avec un autre chef d’AQMI, Abou Zeid, lui aussi vétéran des groupes armés algériens. Près de 50 millions d’euros seront ainsi payés par Paris pour la libération de ses otages au Sahel depuis 2008.

Ecartelée entre une direction retranchée dans les montagnes de Kabylie, dans le nord de l’Algérie, et des katibas sahéliennes opérant à plus de 2 000 kilomètres de là, la structure d’AQMI ressemble plus à une dune de sable soumise aux vents saisonniers qu’à une pyramide à la hiérarchie centralisée. Les serments d’allégeance se perdent parfois dans le désert. Les katibas du Sud apprennent à se fondre dans le paysage, tissent des alliances locales, tout en évoluant en quasi-autonomie. Quant à Belmokhtar, c’est un franc-tireur. La direction d’AQMI ne manquera pas de lui reprocher son indépendance opérationnelle.

Dans un document découvert à Tombouctou par des journalistes, les quatorze membres de la choura (l’assemblée dirigeante) d’AQMI qualifient leur relation avec Belmokhtar de « blessure saignante ». « Abi Al-Abbas ne veut suivre personne. Il ne veut qu’être suivi et obéi », écrivent-ils. Insubordination, manque de transparence sur la gestion des fonds et des munitions… les griefs s’accumulent. Le divorce intervient fin 2012. Belmokhtar, destitué par AQMI, fonde son propre groupe : Les Signataires par le sang. Mais à l’instar des autres groupes islamistes armés du Sahel, il prend soin de ne jamais rompre totalement avec ses anciens compagnons d’AQMI. On n’insulte pas l’avenir.

Le 9 janvier 2013, les djihadistes « coalisés », qui contrôlent déjà le nord du Mali, lancent une offensive vers le sud. Belmokhtar, hostile à cette initiative qui a précipité l’intervention militaire de Paris, contourne l’armada française et se réfugie en Libye. Tandis que tous les regards sont tournés vers le Mali, il déclenche, une semaine plus tard, la prise d’otages d’In Amenas, en Algérie. Alors qu’au Mali c’est la débandade djihadiste, « le Borgne » a réussi un grand coup et confirme son statut de figure incontournable de la région. L’intervention de l’armée algérienne se solde par la mort de 38 otages. En mai, Belmokhtar et ses « Signataires » formalisent une alliance avec les djihadistes sahéliens du Mouvement pour l’unicité et le djihad en Afrique de l’Ouest (Mujao, issus d’AQMI). Leurs premières attaques visent le Niger. Le groupe Al-Mourabitouneest né.

« Il nous est plus facile d’opérer sur le terrain en ayant formellement quitté AQMI, expliquait un porte-parole d’Al-Mourabitoune à l’été 2013. Nous voulons élargir notre zone d’opérations à tout le Sahara, au Niger, au Tchad, au Burkina Faso… » Belmokhtar se voit grand. Un dessein inscrit dans le nom qu’il a choisi pour son groupe : Al-Mourabitoune est une dynastie berbère qui, aux XIe et XIIe siècles, se lança à la conquête du Maghreb et de l’Espagne en partant du Sahara.

Se jouer des frontières

Une lubie qui apparaissait déjà en 2006, dans un entretien publié dans le septième numéro d’Al-Jamaa, la publication du GSPC algérien : « [Al-Mourabitoune] était un Etat fondé sur le savoir et le djihad, dirigé par l’imam Moudjahid Youssouf Ibn Tachefine [une katiba d’AQMI porte aujourd’hui ce nom] qui a vaincu les croisés à Zallaca [lors de la bataille de Sagrajas, contre le roi de Castille Alphonse VI en 1086]. Je m’adresse aux petits-fils de ce héros pour leur demander de faire revivre l’obligation du djihad afin que nous devenions le fer de lance du Maghreb islamique. »

Dans cet entretien digne d’une hagiographie, il donne un aperçu de la capacité des djihadistes algériens à se jouer des frontières : « J’ai quitté l’Afghanistan à la fin 1992. Je suis entré en Algérie à partir du Maroc, avant de me diriger vers l’est de l’Algérie, où j’ai passé six mois (…). Je suis ensuite retourné dans ma ville [Ghardaïa, dans le nord du Sahara], où j’ai fondé la katiba Al-Chahada dont l’activité s’est étendue au Sahara et au Sahel. A cette époque, j’ai été chargé par la direction du groupe de prendre contact avec Al-Qaida au Soudan vers la fin 1994, début 1995. » Le Soudan, où vécut entre 1991 et 1996 un certain Oussama Ben Laden…

Pour remonter le fil des relations entre Al-Qaida et les « Algériens », il faut revenir aux « années noires » de la décennie 1990. En quête d’armes et de financement pour lutter contre l’Etat algérien, les djihadistes, dont beaucoup étaient des vétérans d’Afghanistan, avaient en effet très vite cherché à renouer avec leurs anciens compagnons d’armes. Même si Ben Laden critiquait alors leur « radicalisme » ainsi que leur propension à s’entre-tuer – les différents groupes armés algériens se sont livré une guerre sans merci pour le contrôle des maquis –, le Saoudien avait fini par envoyer un émissaire en 1998. C’est Belmokhtar qui fut chargé de son accueil. Au même moment, la création du GSPC sur les décombres du GIA favorise ce rapprochement. Le GSPC voulait rompre avec les dérives takfiristes, une avalanche d’excommunications qui culminèrent avec les massacres de civils des années 1996-1997. Le GSPC devint un mouvement armé régional, s’attaquant, par exemple, à la Mauritanie. En 2005, une de ses katibas prenait ainsi d’assaut la caserne de Lemgheity, tuant 17 soldats. A sa tête, Belmokhtar. Al-Qaida venait d’ouvrir un nouveau front, dans le Sahara.

Duo de choc Belmokhtar-Abou Zeid

La direction du GSPC-AQMI a donné carte blanche à ses hommes opérant dans la bande sahélienne. Le duo de choc Belmokhtar-Abou Zeid s’y partage les tâches et les terrains d’action. Les deux hommes multiplient les attaques et les prises d’otages, sans rencontrer beaucoup de résistance, notamment au Mali. « Le contexte géographique et politique y était d’autant plus propice que cette région saharienne est vaste, désertique et aride, et que l’Etat malien, déjà faible, est quasiment inexistant dans le Nord. A cela s’ajoutent d’autres facteurs aggravants, dont l’effondrement de l’économie locale à cause de la sécheresse », analyse Djallil Lounnas, chercheur au Centre d’études sur la paix et la sécurité internationale, à Montréal, auteur en 2012 d’une étude sur AQMI (« Al-Qaida au Maghreb islamique et la crise malienne »).Le désintérêt de l’armée algérienne pour ce qui se passe au-delà de ses frontières sud n’a pas non plus contrarié les projets d’AQMI.

En 2011, dans le sillage des révoltes arabes, la chute de Mouammar Kadhafi et l’effondrement de l’Etat libyen entraînent un afflux d’armes dans le Sahel, où les djihadistes sont devenus une menace concrète pour l’unité du Mali. Profitant de la rébellion touareg de 2012, ils prennent le contrôle du nord du pays. Abdelmalek Droudekel, l’émir algérien d’AQMI, préconise pourtant à ses hommes de faire profil bas et de laisser en apparence les clés du pouvoir aux salafistes locaux : « L’intervention étrangère sera imminente et rapide si notre influence s’affirme clairement », prévient-il alors.

Concurrence de l’Etat islamique

Ce positionnement n’est pas sans rappeler celui de la branche d’Al-Qaida au Yémen, dont l’« émirat » de Moukalla (2015-2016), par exemple, a été cogéré avec des tribus locales. Ou encore celui de la filiale syrienne, le Front Al-Nosra, qui pratiqua dès sa création (2012) une stratégie d’entrisme et d’alliance avec les forces opposées au président Bachar Al-Assad.

Le projet de l’émir d’AQMI dans le nord du Mali s’évanouit avec l’intervention militaire française de janvier 2013. Des centaines de djihadistes sont tués, leurs katibas dispersées. L’ensemble de la mouvance est affaibli. « Ils sont contraints de se regrouper », constatait en 2016 une source au sein de l’armée française. Ce regroupement est d’autant plus nécessaire que se profile la concurrence de l’organisation Etat islamique (EI). Outre l’allégeance des Nigérians de Boko Haram au « califat », l’irruption de l’EI en Libye a entamé le monopole d’AQMI et de ses alliés en Afrique. Un cadre d’Al-Mourabitoune a même pris l’initiative d’annoncer son allégeance à l’EI.

C’est dans ce contexte que Belmokhtar, hostile à l’EI, réintègre AQMI début 2016. « L’union des forces s’est justifiée par le combat à mener contre un nouvel ennemi commun : l’Etat islamique. En outre, si AQMI a besoin de Belmokhtar pour se renforcer sur la scène régionale, l’inverse est également valable », observeMarc Mémier dans son rapport. Une stratégie qui pourrait être payante : au Mali, les violences ont redoublé d’intensité en 2016. Cette même année, l’Algérie opérait à ses frontières sud des saisies d’armes record.

Dans son dernier numéro diffusé sur le Web début janvier, une revue trimestrielle liée à Al-Qaida, Al-Risala, décidait de mettre en avant deux émirs africains, aux commandes d’Ansaru, un groupe nigérian qui s’est séparé de Boko Haram. La rupture a eu lieu, expliquent les émirs, « après consultation avec les frères algériens dans le Sahara ». Des « frères algériens » qui, décidément, ont le bras long et aiment à regarder au loin.

Tamoudre