Alors que les combats entre le Gouvernement d’union nationale et les forces du maréchal Kahlifa Haftar se sont intensifiés ces dernières semaines, la Libye a détecté ses premiers cas de coronavirus. La population libyenne doit choisir entre fuir ou se confiner. Pour les migrants, pris au piège dans cette situation désespérée, la vie n’a jamais été aussi difficile.
Restez chez soi et risquer d’être la cible d’un bombardement ou se déplacer et risquer d’être contaminé par le coronavirus ? À Tripoli et dans ses environs, le choix qui se présente à la population libyenne et aux migrants est cornélien.
Depuis un an, le Gouvernement d’union nationale (GNA) reconnu par les Nations unies et l'"Armée nationale libyenne" du maréchal Khalifa Haftar, qui gouverne la majeure partie du pays, s’affrontent pour le contrôle de Tripoli. Ces dernières semaines, les combats se sont intensifiés.
C'est dans ce contexte que, le 24 mars, le ministre de la Santé du GNA, Ehmaid Bin Omar a annoncé qu’un premier cas confirmé de Covid-19 avait été détecté. "Aujourd’hui on en est à 49 cas confirmés et pour le moment un seul décès", déclarait à InfoMigrants, le 17 avril dernier, Sacha Petiot, chef de mission de Médecins sans frontières (MSF) en Libye.
Le même jour, le GNA décrétait un confinement général de 10 jours dans les zones sous son contrôle. De nombreuses activités étaient déjà à l’arrêt depuis plusieurs semaines dans le pays.
Combinaison dramatique
Cela fait deux mois, qu’Alpha*, 15 ans, et son frère Abdoulaye*, 17 ans, ne gagnent plus un centime. Les combats ont mis depuis plusieurs semaines un point d’arrêt à la plupart des chantiers de construction à Tripoli et dans ses environs. Ils ont du même coup privé les deux frères - ouvriers originaires de Guinée - de leur seule source de revenus.
Pour les milliers de migrants installés en Libye et qui vivent, comme eux, de petits emplois payés à la journée, l’intensification du conflit civil libyen associé à l’apparition du coronavirus, représente une combinaison dramatique.
Beaucoup ont perdu leur emploi du fait de l’arrêt des activités économiques. Or, le conflit a fait exploser les prix des loyers et de la nourriture. La plupart des ONG présentes en Libye ont par ailleurs cessé leurs activités. Et toutes les opérations d’évacuation du Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) et de l’organisation internationale des migrations (OIM) ont été interrompues.Aujourd’hui, Alpha et Abdoulaye sont confinés, avec neuf autres personnes, dans un studio délabré du quartier Souq al Jumaa, à Tripoli, près du grand échangeur routier al Safsah. Le sol y est presque entièrement recouvert de matelas. Dans un coin de la pièce, des ustensiles de cuisine et des réchauds à gaz sont entassés.
Ce mardi matin, Abdoulaye est terrassé par un terrible mal de tête. Il n’a pas dormi de la nuit. Certaines nuits, c’est le bruit des bombardements sur la ville qui les empêche de dormir.
"L’épidémie ou les bombardements, si ça te tombe dessus, tu meurs"
À Zouara, à une centaine de kilomètres à l’ouest de Tripoli, Souleymane, 18 ans, a lui aussi perdu le sommeil. Le 14 avril dernier, il a entendu des bombardements "toute la journée et jusqu’au lendemain".
Blessé à la jambe au cours d’une agression et coincé dans un pays en guerre, le jeune homme ne doit sa survie qu’aux amis avec qui il vit. En attendant, qu’il se rétablisse, ce sont eux qui vont lui acheter à manger. Mais le jeune homme est bien conscient du climat de danger actuel.
"Quand tu sors de la maison, il faut rentrer vite après. Il y a des militaires partout dans la ville. S’ils voient quelqu’un dehors, ils l’envoient en prison tout de suite", assure-t-il.
Pour le jeune homme, le coronavirus est une difficulté de plus, venue s’ajouter au conflit civil. "On sait que c’est une maladie dangereuse donc il faut l’éviter. Mais tout est dangereux ici, l’épidémie ou les bombardements, si ça te tombe dessus, tu meurs. Ici, il n’y a pas de médicaments pour qu’on te soigne", souffle Souleymane.Face à l’ampleur de la pandémie, la Libye semble effectivement bien peu armée. "Le Global Health Security Index 2019 classe même le pays 108e sur 195 pour sa capacité à dégainer un plan d’urgence national en cas de pandémie", souligne l'hebdomadaire français Jeune Afrique.
"Le système de santé libyen a été décimé depuis des années et est incapable de faire face à une situation normale", explique à InfoMigrants Hanan Salah, chercheuse spécialiste de la Libye pour Human rights watch (HRW). "Nous sommes convaincus que si cette pandémie commence vraiment à se propager en Libye, le système de santé libyen sera complètement débordé. Étant donné que les migrants et les demandeurs d'asile sont les derniers à recevoir des soins, je pense qu'ils pourraient être ceux qui en souffriraient le plus. Leur situation face à la pandémie est très risquée", ajoute-t-elle.
Pour tenter d’alerter les autorités libyennes sur la nécessité de prendre en charge les migrants, MSF "se lie avec les entités de coordination de réponse au coronavirus pour que les migrants soient pris en charge dans le dispositif", assure Sacha Petiot. Mais pour le moment, "les lits de réanimation sont limités et les informations [dispensées par le GNA] restent parcellaires", concède-t-il.
Situation préoccupante des centres de détention
De très nombreuses incertitudes pèsent également sur la situation des migrants enfermés dans les centres de détention officiels gérés par le département de lutte contre la migration illégale (DCIM, selon l’acronyme anglais).
Si certains ont été évacués (notamment les centres de Sabbah et Janzour, en banlieue de Tripoli), il n’est pas certain que cela soit une conséquence de l’épidémie de coronavirus, souligne Sacha Petiot. "Cela peut aussi être lié à des problèmes d’approvisionnement ou à la proximité de la ligne de front", détaille le responsable de MSF.
En revanche, le centre de détention d’Abou Salim, le quartier de Tripoli le plus proche de la ligne de front est resté ouvert mais les effectifs y ont été réduits à une trentaine de personnes. C’est également le cas des centres de Tariq al Sikka et Ajaylat.
Dans le reste du pays, MSF continue à visiter les centres de Zliten, Khoms, Zouara et Dhar-el-Jebel. "Là-bas, il n’y a aucun plan prévu pour la fermeture et le nombre de personne détenues n’a pas changé", regrette Sacha Petiot. "On a formé les gardes et les migrants sur les gestes barrières et la prévention mais ça a ses limites parce que la distanciation sociale, c’est pas évident quand les personnes sont entassées à 500 par cellules", souligne-t-il.
L’ONG médicale s’assure que les centres soient fournis en eau et en savon mais personne ne sait ce qui pourra être mis en place si un cas de Covid-19 est détecté.
Pour Hanan Salah, il ne fait aucun doute que ces centres devraient être fermés. "La santé de beaucoup des personnes détenues n'est pas bonne. Les gens ont des maladies respiratoires, des maladies chroniques, il y a des femmes enceintes, des enfants. Il y a un risque très élevé pour les personnes détenues", insiste-t-elle.
La situation est encore pire pour les milliers de migrants détenus dans les centres de détention qui ne bénéficient d’aucune assistance des ONG. Leur nombre pourrait avoir augmenter ces dernières semaines. "Les groupes de trafiquants profitent de la situation actuelle pour accroître leurs activités", assure Safa Msehli, porte parole de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM). Selon elle, "la situation pour les migrants en Libye est pire qu’elle ne l’a jamais été".
*Les prénoms ont été modifiés à la demande des intéressés
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